Emploi scientifique : le blues des jeunes chercheurs

Morgane Taquet Publié le
Emploi scientifique : le blues des jeunes chercheurs
Laboratoire d'étude des microstructures et de mécanique des matériaux (LEM3) - Campus du Saulcy à Metz © Alex Herail // © 
Avec un emploi scientifique en berne, beaucoup de jeunes docteurs renoncent à une carrière dans la recherche académique et envisagent d’autres voies d’insertion professionnelle. Témoignages entre renoncement et réalisme à quelques jours du départ de la manifestation "Sciences en marche".

"Il y a un deuil à faire pour les doctorants". Le deuil de la recherche académique." Juliette Guérin, la jeune docteure en chimie et présidente de l'Addoc (Association des doctorants et jeunes docteurs de l'université Paris-Sud) assure l'avoir fait. Neuf mois après avoir obtenu son doctorat, et après six mois de chômage, la jeune femme de 28 ans est désormais contractuelle au service partenariats et valorisation du CNRS. Elle est notamment chargée de la négociation des contrats et de l'aide à la valorisation des résultats de la recherche. Car dans les disciplines des sciences expérimentales, dont elle est issue, plus question d'obtenir un poste dès la fin du doctorat, assure la chercheuse, "a minima il faut passer par la case post-doc à l'étranger, avant d'en obtenir un autre en rentrant en France pour espérer décrocher un poste au CNRS."

Un parcours du combattant que Juliette Guérin n'a pas eu envie de tenter. "Le manque de postes dans la recherche a clairement influencé mes choix de carrière, explique-t-elle. S'il y avait eu plus de recrutements, si la recherche n'était pas aussi sinistrée, j'aurais sans doute continué. Mais pour moi, la valorisation c'est le début d'une autre carrière", dit-elle sans regret.

Des créations de postes à l'arrêt

À écouter les acteurs de la recherche ces derniers mois, il ne fait effectivement pas bon se lancer dans une carrière académique. Après l'appel du conseil scientifique du CNRS en mars 2014, c'est au tour de la CP-CNU et du CoNRS de tirer en juin la sonnette d'alarme au sujet de l'emploi scientifique. "Le nombre de postes vraiment ouverts au concours par les établissements a chuté de 26 % entre 2009 et 2013", écrit la Cp-CNU. En outre, "17 sections CNU ont vu leurs effectifs diminuer dans cette période alors que le nombre d'étudiants est en légère augmentation". Ce qui fait notamment craindre à la commission permanente du CNU un effet boule de neige et "la disparition de disciplines comme les langues et littératures anciennes, la physique ou encore la physiologie" où les postes se font rares.

Une pyramide des âges défavorable accentue le phénomène. "Dans les universités, le nombre d'enseignants chercheurs prenant leur retraite devrait baisser de 30 % entre 2012 et 2017, estimait en mars le Conseil scientifique du CNRS. Les années 2013 à 2016 s'inscrivent, au CNRS, dans une baisse tendancielle des départs à la retraite et potentiellement des postes mis au concours (- 38 % entre 2012 et 2016)."

Un constat partagé par Vincent Mignotte, directeur de l'Association Bernard Gregory. "Il y a eu un pic il y a quelques années, aujourd'hui nous arrivons à la fin du papy boom". Des départs à la retraite moins nombreux, des créations de postes à l'arrêt... de quoi faire réfléchir les jeunes docteurs au moment d'envisager leur insertion professionnelle.

La recherche académique : un "plan B"

Pour Vincent Mignotte, il ne faut donc pas attendre d'être en post-doc pour savoir vers quelle carrière se tourner. "Il y a un véritable travail, notamment des encadrants, pour que les doctorants prennent conscience qu'il n'y a pas qu'une seule voie. Les PME innovantes sont une réelle perspective pour ces jeunes chercheurs. Aujourd'hui, un emploi d'enseignant chercheur est devenu le plan B".

Cela a été le choix d'Emmanuelle Ebel-Jost, docteure depuis 2011 en arts du spectacle. "J'ai adoré ce que j'ai fait pendant toutes ces années, mais parfois je regrette de m'être lancée dans cette voie, explique la jeune femme de 31 ans. La recherche académique n'est pas un plan de carrière stable". Depuis la validation de sa thèse en 2011, Emmanuelle a été ATER pendant un an, avant de lancer Adoc Mètis, son cabinet de conseil en ressources humaines... pour l'enseignement supérieur et la recherche. "Nous conseillons notamment des doctorants qui ne sont pas conscients qu'ils ont des compétences valorisables ailleurs que dans un parcours académique", décrit-elle. Emmanuelle n'avait pas imaginé créer son entreprise durant ses années de recherche. Son choix aujourd'hui est "clairement lié au manque de perspective dans les laboratoires publics". Pour y arriver, il aurait fallu "travailler sur des publications en restant au chômage, tout en allant à droite à gauche pour qu'on ne m'oublie pas dans mon réseau, tout ça à mes propres frais...", assure la jeune femme, mère depuis 2 ans.

La recherche académique n'est pas un plan de carrière stable.
(E. Ebel-Jost, docteure depuis 2011)

Quelques irréductibles optimistes

Mêmes craintes chez Jean-Tristan Brandeburg, membre du bureau de la Confédération des jeunes chercheurs et docteur en biologie depuis 2011. Après un premier post-doc, et quelques mois de pause, le jeune chercheur a enchaîné avec un deuxième post-doc dans un laboratoire Inra/CNRS/Paris Sud. "Il me reste encore une année de contrat. Ensuite, je devrais peut-être chercher un autre CDD, avec en tête qu'après six ans de contrats déterminés, les employeurs doivent légalement nous embaucher (loi Sauvadet, NDLR), mais en pratique ils n'ont pas de poste pérenne, donc on est poussés vers la sortie." Plusieurs de ses amis sont partis à l'étranger (Australie, USA par exemple) et n'en reviendront sans doute pas. "Peut-être que je partirai à l'étranger. Ce n'est pas encore décidé." Selon la dernière enquête du Céreq sur les docteurs de 2007, 70 % des docteurs décrochent un CDD pour leur premier emploi, et trois ans après la soutenance de thèse, 30 % sont toujours dans cette situation.

Aujourd'hui, un emploi d'enseignant chercheur est devenu le plan B.
(Vincent Mignotte - ABG)

Mais l'inquiétude ne gagne pas tous les jeunes chercheurs. À 26 ans, Gabriella Paul termine sa 2e année de thèse en chimie, spécialisée dans la nanomédecine. "Mon sujet est très attrayant car relativement applicatif, et le domaine de la nanomédecine est une discipline où de l'argent est investi." La jeune femme a déjà publié dans une très bonne revue et participé à plusieurs congrès. Dans un an, elle sera diplômée et entend bien continuer dans la recherche académique. En septembre, elle participe à un congrès international au Royaume-Uni qui devrait lui permettre de "réseauter" et peut-être de trouver un post-doc. La jeune femme se dit ambitieuse et prête à sacrifier certains aspects de sa vie. "La recherche c'est ma vocation, si je n'essaie pas, je ne saurai pas si je suis faite pour ça !"

Dans le laboratoire, elle le concède, "nous devons être deux sur une quinzaine de thésards à être dans cette dynamique. Les autres sont assez inquiets et personne ne veut continuer dans la recherche académique". Gabriella ne craint pas la carrière qui s'allonge, et assure être prête à attendre. Toutefois, nuance-t-elle, "si je pars en post-doc à l'étranger, j'aurai 30 ans à mon retour. Et là j'espère bien avoir un poste permanent."

Marcher pour protester
Le mouvement "Sciences en marche" lancé début juin 2014 entend protester contre le manque de postes dans la recherche. Pendant les trois semaines de la Fête des Sciences, à compter du 27 septembre, les "marcheurs" suivront un itinéraire de Montpellier, à Avignon, en passant par Lyon pour arriver à Paris le 19 octobre.

"C'est une autre stratégie que la manifestation ponctuelle, nous souhaitons nous installer dans la durée". Leur credo ? Convaincre le grand public qu'un plan de création de postes est nécessaire, et que le doctorat doit être mieux valorisé dans le privé. Près de 1.600 personnes se sont engagées  à participer à la marche.

Morgane Taquet | Publié le