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Enseignement supérieur : la recherche se tourne de plus en plus vers des financements privés

Malika Butzbach Publié le
Enseignement supérieur : la recherche se tourne de plus en plus vers des financements privés
HEC a réalisée une levée de fonds exceptionnels en 2024 pour financer des travaux de recherche. // ©  Simon LAMBERT/HAYTHAM-REA
Alors que les budgets de l'État sont restreints d'année en année, la recherche publique se tourne de plus en plus vers des financements privés. Ce qui n'est pas sans conséquences sur les chercheurs et les résultats, comme le constate un rapport publié cet été. Les grandes écoles, elles, se tournent vers le mécénat, "qui n'implique pas de contreparties".

Le passage éclair de Patrick Hetzel au ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche ne lui aura pas permis de mettre en place son "Pacte de la recherche" visant à inciter les entreprises, notamment les PME, à investir davantage dans la R&D.

L'enjeu pour lui était de "faciliter et de favoriser les collaborations public-privé", comme le disait le ministre dans sa feuille de route. Un objectif qui prend place dans un contexte de discussions budgétaires tendues, avec le réajustement éventuel du crédit d'impôt recherche. "Oui, le risque de décrochage scientifique est réel", martelait Patrick Hetzel lors de son audition à l'Assemblée nationale le 23 octobre 2024.

L'ancienne piste du financement privé

Financer la recherche publique par des acteurs privés ? La question est loin d'être nouvelle, contextualise Joan Cortinas Muñoz, sociologue à l'université de Bordeaux. "Depuis les années 2000, on constate une accélération et une normalisation de ce phénomène. On le voit notamment au niveau européen avec la mise en place de la stratégie de Lisbonne sur l'économie de la connaissance. De là, le partenariat public-privé est devenu une norme souhaitée."

Pourtant, remarque Arnaud Dyèvre, la France, et plus globalement l'Europe "demeurent en retard sur les questions de financement privé de la recherche". Docteur en économie au sein de la London School of Economics, il a beaucoup étudié ces questions dans les pays anglo-saxons jusqu'à en tirer une conclusion. "Le gouvernement et les entreprises publiques sont complémentaires pour le financement de la recherche. Au public, la recherche dite fondamentale, et au privé la recherche appliquée."

Impacts des financements privés sur les chercheurs et la recherche publique

Néanmoins, le chercheur souligne que "des études montrent que le passage d'un financement public à un financement privé impacte les conditions de travail des chercheurs. Par exemple, ils génèrent davantage de brevets et moins d'articles scientifiques".

Pour Joan Cortinas Muñoz, les divers financements des acteurs privés dans la recherche ont toujours un impact sur ceux qui produisent cette recherche. Le sociologue a notamment participé au rapport "L'indépendance de la recherche et de l'expertise dans les contextes de relations public-privé intéressant les domaines de la santé et de l'environnement", commandé par la CnDAspe et publié cet été.

Dans cet important travail, les experts identifient trois relations partenariales entre le privé et la recherche. "La première, celle à laquelle on pense tous, c'est la relation financière, explique l'enseignant-chercheur. Cela se traduit par des financements directs des projets de recherche, mais aussi des interruptions de financements". Ce qui conduit à "l'incapacité des scientifiques à garder le contrôle de leurs recherches", selon le rapport. Lorsque l'octroi de financement est conditionné à des résultats bénéfiques, les chercheurs sont prêts à modifier leurs résultats.

Des études montrent que le passage d'un financement public à un financement privé impacte les conditions de travail des chercheurs. (J. Cortinas Muñoz)

La relation institutionnelle, quant à elle, se traduit par la présence d'entreprise au sein des instances de gouvernance des organismes de recherche. "Par cette présence, le privé participe à l'élaboration de la recherche et notamment à la priorisation de tel ou tel sujet. Des sujets qui ne correspondent pas forcément aux besoins du bien commun."

Enfin, les acteurs privés peuvent nouer des relations structurelles avec la recherche, "en déterminant notamment la manière de faire et en imposant des méthodes, comme les procédures d'évaluation des risques ont été élaborées par l'industrie", explique Joan Cortinas Muñoz. Une situation particulièrement visible dans la recherche portant sur les pesticides mais qui se retrouve dans différents secteurs, selon le rapport qui constate "l'éviction dans les processus d'expertise d'un certain nombre de savoirs, méthodes, normes et de personnalités scientifiques".

Le mécénat nous permet d'amorcer de nouveaux projets, de prendre des risques en matière de recherche. (L. Chaubard, directrice générale de Polytechnique)

Dans les grandes écoles, le recours au mécénat

De leur côté, certaines grandes écoles ont développé des levées de fonds pour financer certains projets de recherche. La prestigieuse école de commerce HEC vient de clôturer, le 27 novembre 2024, sa campagne de levée de fonds qui a atteint plus de 213 millions d'euros, pour un objectif initial de 200 millions d'euros.

C'est le même objectif que s'est fixé Polytechnique pour sa troisième campagne de levée de fonds, lancée le 14 novembre. Si l'ambition affichée est de récolter 100 millions d'euros du côté des entreprises et 100 millions du côté des particuliers, "l'État reste de loin le premier financeur de l'école", souligne Laura Chaubard, à la tête de l'X.

La directrice générale ajoute que "le mécénat nous permet d'amorcer de nouveaux projets, de prendre des risques en matière de recherche et de renforcer encore notre attractivité pour les meilleurs étudiants et les meilleurs chercheurs. Cette campagne donne aux chercheurs des moyens indispensables pour s'entourer de doctorants au meilleur niveau, acheter du matériel et faire concrètement avancer la science."

Même argumentaire du côté de HEC : "Le financement par les particuliers et les entreprises paraît indispensable dans la compétition internationale actuelle", estime Andrea Masini, doyen de la recherche de l'établissement.

Une contribution sans impact sur l'indépendance ?

Interrogés sur les possibles impacts sur l'indépendance des chercheurs, les responsables des établissements insistent : le mécénat est sans contrepartie, une "ligne rouge à laquelle nous sommes attentives", précise Delphine Colson, déléguée générale de la Fondation HEC.

Via ce mécénat, les entreprises "n'ont pas la possibilité d'orienter la stratégie scientifique ni d'altérer l'intégrité des recherches scientifiques que mène l'école", ajoute Laura Chaubard de l'X.

Des situations auxquelles Joan Cortinas Muñoz ne croit pas vraiment : "Ces dons sont-ils vraiment désintéressés ? Que se passera-t-il si les chercheurs publient des résultats qui ne vont pas dans le sens des entreprises ?" Pour le sociologue, il y a toujours des effets des financements sur les chercheurs, "même inconsciemment".

Autre question que pose ce mécénat : la priorisation de tel ou tel domaine de recherche, au détriment d'autres. Sur ce sujet, HEC met en avant sa transparence : "Il est possible pour les mécènes de faire des dons fléchés vers des projets ou axes de la campagne de levée de fonds. La plupart concernent d'ailleurs les bourses pour les étudiants. Mais il y a aussi des dons non fléchés, qui sont injectés là où l'école décide", précise Delphine Colson.

En octobre dernier, après une enquête de Libération analysant les liens entre entreprises mécènes et établissements du supérieur, l'association Acadamia, pour l'accès citoyen aux documents administratifs dans le milieu académique et culturel, réclamait davantage de transparence.

Malika Butzbach | Publié le