En visant la communauté éducative, l'assassinat de Samuel Paty a ébranlé le monde enseignant. Dans les universités aussi, le principe de laïcité suscite parfois des incompréhensions : demande d'aménagement dans les dates d'examen, tenues obligatoires contestées (en laboratoire ou en sport), remise en question des contenus de certains cours, ou encore demande de nourriture halal ou cacher à la cafétéria...
Un guide sur la laïcité dès les années 2000
Dès les années 2000, la Conférence des présidents d'université (CPU) a relevé des "pressions" et "demandes" liées aux faits religieux, note Christian Mestre, professeur de droit, ancien président de l'Université Robert Schuman de Strasbourg et référent laïcité de la CPU. Elle a donc travaillé à l'élaboration du guide "La laïcité dans l'enseignement supérieur", "afin de donner l'état du droit et d'aider les responsables des établissements dans leurs décisions".
Le guide, actualisé en 2015, vise à répondre aux différents cas de figure et à émettre des avis. Par exemple, le voile, dont le port est autorisé à l'université aux non-fonctionnaires comme n'importe quel signe religieux, doit-il être toléré une fois que l'étudiante a réussi les concours de l'enseignement, et devient donc fonctionnaire stagiaire ?
Pour Christian Mestre, c'est non. D'autres interrogations restent dans une "zone grise" à l'appréciation des établissements : les personnels employés par des sociétés externes mais qui travaillent à l'université doivent-ils respecter la neutralité des fonctionnaires ? Une collègue d'une université d'un pays musulman peut-elle porter le voile pour une conférence ?
Les référents laïcité créés en 2015
Pour traiter de ces questions délicates dans la concertation et le dialogue, des référents laïcité et/ou racisme et antisémitisme ont été mis en place à partir de 2015 dans beaucoup d'universités. Leur rôle est d'informer et d'intervenir lorsqu'un conflit intervient, "ce qui arrive rarement", précise d'emblée Daniel Verba, sociologue et référent racisme, antisémitisme et homophobie de l'Université Sorbonne-Paris-Nord.
"En trois ans d'exercice, les problèmes que j'ai eu à gérer concernaient principalement le port du voile des personnels qui est interdit par la loi." Quant aux étudiants, si "certains arborent des signes d'appartenance religieuse qui vont du voile islamique à la kippa en passant par les croix, cette diversité de signes ne pose pas de problème particulier". Pour Daniel Verba, des "marges de progression existent", notamment face "à des postures complotistes, des propos homophobes, ou une propension à penser qu'on en fait beaucoup pour les Juifs mais pas assez pour les Noirs et les Arabes", mais ces références aux confessions sont "un cache-nez pour désigner les rapports sociaux de domination et les inégalités".
Les principes de laïcité, à tort, peuvent être perçus comme liberticides voire discriminatoires. (M-A. Matard-Bonucci)
Le concept de laïcité et sa mise en œuvre reste méconnu ou incompris de beaucoup d'étudiants et même de certains enseignants, "à qui il faut rappeler que les signes religieux ne sont pas interdits aux étudiants, à la différence des fonctionnaires", constate Marie-Anne Matard-Bonucci, référente laïcité, racisme et antisémitisme à l'université Paris 8 et présidente de l'association ALARMER. "Les principes de laïcité, à tort, peuvent être perçus comme liberticides voire discriminatoires alors même que la loi est faite pour assurer la liberté de conscience de tous", précise-t-elle.
"La laïcité est malheureusement trop souvent instrumentalisée, d'un côté par ceux qui veulent en faire un symbole d'un racisme d'Etat, et de l'autre par ceux qui voudraient interdire tous signes religieux dans l'espace public." L'historienne remarque une certaine "frilosité" à parler de ces "questions socialement vives" par peur de "réactions disproportionnées". Pourtant, "il est indispensable de faire passer de l'information. Explorer l'histoire de la laïcité est encore la meilleure façon d'en expliquer la logique."
Former les enseignants
"La liberté d'expression sur les campus charrie le meilleur comme le pire", constate Isabelle de Mecquenem, professeure de philosophie et référente laïcité de l'université Reims Champagne-Ardenne, qui se dit "désarçonnée" par "le dévoiement d'une liberté démocratique fondamentale".
"Quels apprentissages civiques l'université peut-elle favoriser ou initier ?", se demande-t-elle. En tout cas, la réponse de l'institution ne peut être que "descendante", en proposant des cours spécifiques sur la laïcité, au risque d'être inaudible auprès des étudiants. La philosophe, qui est également membre du conseil des Sages de la laïcité, chargé de préciser la position de l'institution scolaire en matière de laïcité, s'inquiète notamment des contestations des enseignements. "Il serait utile de déterminer par une enquête si le phénomène s'aggrave ou pas."
Pour Thérèse Perez-Roux, professeure en Sciences de l'Education à l'université Paul-Valéry de Montpellier, la pédagogie des enseignants est centrale. Les questions de laïcité, citoyenneté, inclusion, éthique sont abordées dans la formation des enseignants du primaire et du secondaire, mais pas forcément pour ceux du supérieur.
"Dans mon université, les étudiants en licence Sciences de l'Education suivent une UE sur l'éducation à la citoyenneté et sont formés en TD à l'animation de discussion à visées démocratiques", détaille-t-elle. En revanche dans le supérieur, "la pédagogie universitaire se développe mais se résume plutôt à l'utilisation des outils numériques". Ainsi, un professeur à l'université ayant une expérience du secondaire aura sans doute davantage de ressources pour lancer un débat avec ses étudiants car cela renvoie à des pratiques qu'il a déjà mises en œuvre dans les classes. Pour la chercheuse, "aborder ces questions suppose de travailler en équipe autour de la définition d'une culture commune."
Modifier les enseignements pour laisser davantage de place aux questions de laïcité nécessite d'interroger la place de l'université. "N'est-elle là que pour donner des savoirs experts et reconnus scientifiquement ou doit-elle également former des individus dans une société ?"