Surreprésentées dans les domaines de la biologie ou de la chimie, les filles restent encore minoritaires dans les filières liées aux mathématiques à l'université, ou de l'aéronautique et du numérique.
Elles ne représentaient encore que 29% des effectifs en formation d’ingénieur et 32% des effectifs toutes formations confondues en école d'ingénieurs. "Le nombre de femmes ingénieures diplômées représentait 5% des diplômés ingénieurs en 1971 et 28% en 2014. Depuis, on constate une malheureuse stagnation", confirme Philippe Dépincé, président de la commission formation à la CDEFI (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs).
Pourtant, depuis une bonne vingtaine d'années, plusieurs associations luttent contre les stéréotypes de genre, en valorisant les parcours de femmes dans des métiers scientifiques. Ces actions, démultipliées à tous les niveaux, semblent pourtant insuffisantes pour changer radicalement la tendance, selon plusieurs acteurs.
"Si nous continuons d'agir uniquement par le discours, cela prendra des siècles", estime Mélanie Guenais, coordinatrice du collectif Maths&Sciences. "Changer les mentalités et les stéréotypes, c'est un processus très lent".
Face à ce constat, l'idée d'une discrimination positive a commencé à émerger ces dernières années, et avec elle, celle de la mise en place de quotas au moment de l'admission. Mais pour l'heure, cette piste ne convainc pas la majeure partie des grandes écoles.
Le risque d'un sentiment d'illégitimité renforcé par les quotas
De nombreux établissements affirment craindre qu'un sentiment d'illégitimité, déjà présent chez les étudiantes, ne soit renforcé. Un tel dispositif "risque de susciter chez les filles l'impression d'être considérée comme une personne qui a 'réussi grâce aux quotas'", déplore Philippe Dépincé, également directeur de Polytech Nantes. "C'est un sentiment qu'on a ensuite beaucoup de mal à combattre", abonde Anne-Ségolène Abscheidt, directrice de l'IPSA, école d'aéronautique, qui comptabilise 25% de filles.
"Lorsqu’elles parlent des situations de sexisme auxquelles elles sont confrontées, les étudiantes de l’école évoquent la mise en cause de leurs compétences au motif qu’elles seraient favorisées au moment du concours, ce qui est faux", estime la direction de CentraleSupélec. L'école affirme ainsi ne pas vouloir aller dans le sens de ces critiques en affichant "une baisse d'exigence pour les femmes au concours".
L'inquiétude est la même du côté de Claude-Gilles Dussap, du SCEI (service de concours écoles d'ingénieurs). Il estime qu'un système de quotas pourrait contrecarrer le sentiment de fierté ressenti par "les filles qui performent très bien aux concours".
Selon les chiffres de 2024, la proportion de femmes inscrites aux concours post-CPGE (classe préparatoire aux grandes écoles) est presque identique et même légèrement supérieure au nombre de femmes admises (29,56 contre 29,75). "Le concours n'est pas un problème", affirme-t-il.
Un nombre insuffisant de filles aux concours d'accès
De manière générale, pour Philippe Dépincé, cette solution est difficilement applicable tant qu'un "problème de vivier" subsiste à l'entrée des concours. En d'autres termes, tant qu'il n'y aura pas assez de filles se présentant aux épreuves, les quotas pousseraient les établissements à descendre plus bas dans le classement pour recruter. Une solution inenvisageable pour les écoles interrogées.
"Si on va chercher les filles plus loin dans le classement, on sera amenés à sélectionner des dossiers académiques plus faibles. Et après, qu'est-ce qui se passe ?", questionne Denis Choimet, président de l'UPS (Union des professeurs de classes préparatoires scientifiques).
"Aller chercher une étudiante en fin de classement parce qu'elle est une fille, est-ce que ce ne serait pas prendre le risque de la faire échouer ensuite ?", s'interroge Anne-Ségolène Abscheidt.
Agir plus tôt dans le parcours ?
En amont, les classes préparatoires scientifiques pointent également "un manque de vivier à l'entrée" de leur filière et ne sont pas plus à l'aise avec l'idée d'une discrimination positive. "Mettre en place des quotas sous-entendrait qu'on voudrait débloquer un quelconque plafond de verre, et qu'actuellement, on bloquerait l'accès des jeunes filles aux classes prépa. Ce n'est pas le cas", explique Denis Choimet.
Au lycée du Parc à Lyon, où il enseigne en filière MP, "si on prend les 100 premiers du classement, parmi les meilleurs candidats, 40% sont des jeunes filles. Mais au moment de l'admission, on tombe à 25%", détaille-t-il. Derrière cet effet d'évitement, la persistance d'une forme d'auto-censure ou de désintérêt des bachelières, qui choisiraient plutôt "la médecine" ou d'autres filières universitaires, notamment "parce qu'elles ne se pensent pas capables de faire des maths", estime le président de l'UPS.
D'après les écoles interrogées, il existe un problème d'attractivité, qui doit être réfléchi avant l'entrée dans le supérieur. "Le travail doit se faire en amont, au lycée, voire dès le collège", résume Philippe Dépincé. Tous pointent du doigt la réforme du lycée mise en place en 2019, ayant remplacé les séries S, ES et L par 13 spécialités.
Une étude de 2022 du collectif Maths&Sciences met en lumière qu'après trois ans de réforme, les effectifs de filles en enseignements scientifiques ont baissé de 28%. En 2021-2022, 55.000 jeunes femmes de terminale faisaient six heures ou plus de maths par semaine, soit 42% de moins que deux ans plus tôt, via la terminale S. "On ne peut pas recruter des filles qui n'ont pas pris de maths au lycée", rappelle Denis Choimet. Selon le président de l'UPS, "on est revenus 30 ans en arrière",
"Envoyer un signal fort"
En dépit de ces craintes, Laura Chaubard, directrice de Polytechnique, estime qu'il serait pertinent d'instaurer des quotas à l'entrée des classes prépas, ne serait-ce que pour "envoyer un signal fort" aux jeunes filles. "On aurait forcément du mal à atteindre les quotas la première année, mais avoir des cibles échelonnées partant de la réalité et se fixer des objectifs d'augmentation jusqu'à la parité me paraît important", détaille-t-elle.
Consciente des difficultés, elle nuance. "Ce n'est pas un cadeau pour les jeunes femmes qui en bénéficient, puisqu'une forme de doute s'installera en elles sur la raison pour laquelle elles ont accédé à un établissement. Néanmoins, c'est un cadeau pour les générations qui viendront après", affirme-t-elle.
D'autres pistes de réflexion émergent pour favoriser via l'action la présence des filles en études scientifiques. Aline Aubertin, directrice de l'ISEP, école spécialisée dans le numérique, ne ferme pas la porte à l'idée d'accorder aux concours quelques points en plus aux filles. La mise en place de bourses d'excellence destinées aux filles est une autre piste.
Repenser l'organisation et les critères de sélection aux concours ?
Les défenseurs d'une forme de discrimination positive s'appuient sur l'exemple de la loi Rixain de 2021, qui impose des quotas dans les postes de direction des grandes entreprises. "Nous devons accepter que nos critères de sélection ne soient pas parfaits et que des critères de parité prennent plus de place à tous les niveaux d'orientation", explique ainsi la directrice de l'X.
Aline Aubertin, également présidente d'honneur de l'association Femmes ingénieures, propose d'imaginer une autre organisation des concours. "Lors du concours écrit, les filles, minoritaires, sont entourées de garçons et ont tendance à se dire qu'elles ne sont pas à leur place", explique-t-elle. "Pour lutter contre ce sentiment, on pourrait penser à convoquer les filles dans la même salle".
Selon la sociologue Clémence Perronnet, spécialiste des inégalités en sciences, réfléchir aux potentiels biais qui pourraient agir au moment des concours "est primordial" pour avancer sur la question de la parité.
Des recherches menées en interne par un groupe de travail de l'ENS Paris Saclay - et auxquelles la rédaction d'EducPros a eu accès - ont montré en 2018 que des différences de comportement pouvaient agir au moment des concours, au détriment des femmes. "L'attitude qui consiste à grappiller des points est plus encouragée dans l'éducation des garçons. Or, la première stratégie permettrait de mieux réussir", explique-t-elle. Néanmoins, aucun des établissements interrogés ne semble prêt à remettre en question la forme des concours.
Un héritage culturel
L'origine du blocage provient surtout de la manière dont on considère la discrimination positive en France, selon Clémence Perronnet. "On l'entend comme une faveur, mais il faudrait plutôt la voir comme la correction d'une injustice", estime la sociologue, faisant notamment référence à l'expression anglaise "affirmative action", plus englobante selon elle.
Des actions qui pourraient, selon elle, comprendre le travail mené par les établissements pour permettre aux femmes de se sentir à leur place en études scientifiques, à travers "une lutte renforcée contre les violences sexistes et sexuelles", par exemple.