"Aujourd'hui, trop d'élèves et de parents sont perdus face aux choix qui s'offrent à eux tout au long de la scolarité". C'est à travers ce constat que le ministre chargé de la Réussite scolaire et de l'Enseignement professionnel, Alexandre Portier, annonçait le lancement d'une concertation nationale sur l'orientation, le 15 novembre, lors du salon de l'Education, à Paris."
Après la motion de censure du 4 décembre, le ministre est désormais démissionnaire. Mais le sujet reste prégnant. Alors que se tenait la journée mondiale de l'égalité des chances, le 5 décembre, Amel Hammouda, directrice générale d'Article 1, regrette que "les associations d'égalité des chances ne figurent pas encore parmi les parties prenantes" et souhaiterait que le sujet figure au cœur des débats. Pour EducPros, elle revient sur l'enjeu de l'orientation pour les jeunes issus de milieux populaires.
Que pensez-vous de cette concertation sur l'orientation ?
Nous étions très contents de cette annonce car nous considérons que le sujet de l'orientation est clé. En s'adressant aux jeunes de 16 à 25 ans, nous les accompagnons sur leurs besoins et choix d'orientation, mais aussi lors de l'insertion professionnelle.
Or, l'orientation joue un rôle déterminant dans les écarts de moyens et de résultats que nous observons entre les jeunes de milieux populaires et les jeunes de milieux favorisés, issus de familles CSP+. Ces derniers ont statistiquement beaucoup plus de chances de faire des études supérieures de qualité, dans des filières sélectives.
C'est pourquoi nous souhaitons mettre en avant la nécessité de traiter en même temps l'enjeu de l'orientation pour les jeunes issus de milieux populaires.
Article 1, une association pour l'égalité des chances
L'association Article 1 est née de la fusion de deux associations de lutte contre l’inégalité des chances : Frateli et Passeport Avenir. Aujourd’hui, l'association "œuvre pour une société où l’orientation, la réussite dans les études et l’insertion professionnelle ne dépendent pas des origines sociales, économiques et culturelles".
Pour 2022-2023, elle revendique la mobilisation de près de 39.000 bénévoles et près de 66.000 jeunes rencontrés en ateliers ou mentorés individuellement.
Quel est l'enjeu pour les jeunes de milieux populaires en matière d'orientation ?
Des données mettent en lumière cette inégalité des chances. Parmi les jeunes issus des établissements scolaires avec les IPS (indice de position sociale) les plus faibles, à peine deux tiers souhaitent poursuivre dans l'enseignement supérieur, contre près de 90% pour les jeunes issus d'établissements aux IPS élevés.
Par ailleurs, 72% des jeunes urbains d'un foyer CSP + se sentent en capacité d'obtenir une licence, contre seulement 50% pour les urbains CSP-. On tombe même à 40% pour les jeunes ruraux issus de CSP-.
Nous observons donc des inégalités très tôt dans les parcours. Même si des associations comme la nôtre accompagnent les jeunes vers le supérieur, il faut s'attaquer à ce problème plus tôt.
Comment expliquer ces freins au moment de l'orientation ?
Le premier sujet, c'est le manque d'informations. Quand, dans notre entourage, on n'a pas de modèle de réussite dans l'enseignement supérieur, qu'on n'a aucun parent, ou cousin, ou oncle qui a fait des études, on n'a, de fait, aucune connaissance sur ces filières.
On manque d'un réseau qui peut nous ouvrir le champ des possibles. Notre enjeu, c'est de faire découvrir ce champ des possibles pour que les jeunes s'extraient du modèle de représentation qu'ils observent au quotidien.
Le deuxième enjeu, c'est l'autocensure. Certains jeunes peuvent ne même pas s'autoriser à s'orienter dans telle ou telle voie. L'autocensure peut être liée à un manque de confiance en soi ou bien à une question de responsabilité par rapport à sa famille. Est-ce que j'aurai les moyens d'aller étudier loin ? Est-ce que j'aurai les conditions pour accéder à d'autres filières que celles de mes parents ?
Quelles sont les inégalités d'accès les plus fréquentes, en termes d'orientation des jeunes au lycée ?
Il existe un nombre considérable de jeunes doués en maths et en sciences et à qui on n'a jamais parlé de prépa scientifique. Là encore, l'information selon laquelle beaucoup d'écoles d'ingénieurs sont publiques, par exemple, n'est pas toujours à la portée de ces jeunes.
Une censure financière peut aussi se présenter pour les écoles de management, notamment. Le manque d'informations se couple alors à une forme d'autocensure sur la barrière des frais d'entrée, qui restent très élevés. On a encore besoin de développer l'information sur l'ouverture de certaines grandes écoles aux boursiers.
Enfin, des jeunes issus de zones rurales, éloignés des écoles prestigieuses et des pôles universitaires importants, peuvent facilement se fermer des portes, en raison des freins géographiques et financiers. Il faut réfléchir à comment les accompagner pour construire un projet, avec les aides qui existent pour les épauler. Il faut leur montrer qu'il y a des solutions, même si elles ne sont pas systématiques.
Cela peut aussi passer par des exercices plus pratiques, en entretien. Il s'agit alors de travailler sur les "soft skills", ces compétences transversales, pour montrer toutes les expériences qui peuvent valoriser un parcours. Il faut expliquer aux jeunes qu'ils sont capables de faire plein de choses qu'ils ne soupçonnent même pas.
Y a-t-il également un enjeu au moment des candidatures sur Parcoursup ?
Là encore, les chiffres sont parlants. Selon une étude que nous avons menée en 2023-2024 auprès des jeunes inscrits sur notre plateforme, 70% des jeunes se disent stressés à l'idée de candidater sur Parcoursup, 20% s'estiment "complètement perdus" et la moitié des lycéens interrogés affirment être "hésitants".
Certes, c'est un moment de stress dans la vie de tous les lycéens. Mais qui plus est quand notre entourage ne peut pas nous aider à rédiger nos lettres de motivation ou à faire le tri des formations. Quand on est seul face à tout ça, cela est d'autant plus anxiogène.
A défaut de pouvoir changer le système en place, il faut insister sur le besoin d'accompagnement de ces publics. Il y a un besoin fort de compréhension des mécanismes de sélection pour les jeunes de milieux populaires : c'est toute une stratégie qui en découle au moment des candidatures. Même quand on a réussi à se convaincre qu'on avait la capacité de candidater, il faut savoir comment s'y prendre pour déposer les dossiers là où il faut, quand il faut, et en maximisant ses chances d'être admis.
Plusieurs associations comme Article 1 font déjà ce travail à leur échelle. Comment pourrait-on inclure ces enjeux d'égalité des chances dans la réflexion sur l'orientation ?
Il y a deux aspects à considérer : la découverte des filières académiques et celle du monde du travail, plutôt en voie professionnelle.
Dans les filières professionnelles, on ne peut pas simplement demander à un jeune de faire un stage, sans l'avoir équipé sur le monde professionnel et ses codes. Nous devons accompagner ces jeunes dans leur recherche de stages, lorsqu'ils manquent de réseau, mais aussi leur faire comprendre tout ce que veut dire "faire un stage en entreprise, dans un commerce ou un atelier", pour qu'ils ne subissent pas leur expérience.
Dans la voie générale, il est primordial de faire découvrir les filières d'excellence. De nombreux enseignants font ce travail, mais cela ne doit pas reposer entièrement sur leurs épaules. A Article 1, nous nous tenons en soutien de l'Education natonale et des professeurs, à travers le dispositif Inspire, qui permet de mettre en relation les lycéens avec des jeunes ayant déjà rejoint leur cursus d'études dans le supérieur. Il permet, à travers des échanges et du soutien, de lever certains freins.
On pourrait considérer que l'Education nationale doit porter seule cet accompagnement. Mais aujourd'hui, cela semble un peu illusoire de se dire que les professeurs pourraient dégager du temps pour cet accompagnement. Il faut se demander comment faire en sorte que des structures comme Article 1 soient en appui pour systématiser cet apport d'informations, que nous effectuons lors de nos diverses interventions dans les établissements.