
Les filles sont-elles victimes de biais conscients ou inconscients au moment des épreuves orales d'admission dans l'enseignement supérieur ? Alice Pavie est post-doctorante en sociologie au CIRST (Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie), rattaché à l'université Laval de Québec. Dans le cadre d'une étude sur la réforme des admissions de Sciences po, elle a mené des recherches au sein du LIEPP (Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques), rattaché à Sciences po Paris, sur l'impact du genre à l'épreuve orale de l'IEP, avec Marco Oberti et Mathieu Rossignol-Brunet.
À l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, elle revient sur l'enjeu des biais de sélection qui peuvent exister au détriment des candidates, lors d'épreuves écrites ou orales d'admission, pour EducPros.
D'après vos recherches, est-ce que les femmes réussissent moins bien les épreuves orales que les garçons ?
Il existe une moindre réussite constante des filles à l'épreuve orale de Sciences po Paris, qui contraste avec leur meilleure réussite aux écrits d'admissibilité. On constate que la part des filles diminue systématiquement entre l'admissibilité et l'admission, alors qu'elle augmentait entre les candidatures et l'admissibilité. La seule année où ce constat ne se vérifie pas, c'est en 2020. À cause de la pandémie de Covid 19, il n'y a pas eu d'épreuve orale pour la voie générale.
Dans le détail, les filles obtenaient en moyenne 1,5 point de moins à l'oral que leurs camarades masculins, en 2021. On a également observé que la distribution des notes était, elle aussi, différente : les garçons obtiennent plus fréquemment de très bonnes, voire d'excellentes notes à l'épreuve orale, que les filles.
Comment peut-on expliquer ces écarts de réussite entre filles et garçons ?
Tout d'abord, une part de discrimination directe en fonction du genre peut exister. Dans le cadre de nos recherches pour l'épreuve de Sciences po Paris, on a mis en lien les notes obtenues et les commentaires associés : est-ce que les filles et les garçons qui ont un commentaire assez similaire, dont on peut se dire qu'ils ont performé de la même façon, obtiennent une note différente ?
On a trouvé un petit effet. Mais cette forme de discrimination n'explique qu'une partie des écarts, de l'ordre de 10%, selon nos calculs. Ce qui est surtout en jeu reste les compétences valorisées lors de cette épreuve et leur inégale distribution selon qu'on soit une fille ou un garçon.
En quoi les compétences valorisées à l'oral peuvent-elles jouer en la défaveur des candidates ?
Les garçons ont tendance à adopter plus facilement une posture d'aisance orale au moment de l'épreuve. Cela peut transparaître dans les questionnaires distribués aux étudiants admis et dans lesquels on demande comment ils se sont sentis lors du concours. À cette question, les garçons se disent beaucoup plus confiants sur leur chance de réussite. On voit qu'il y a une distribution inégale de la confiance en soi selon le genre à l'approche de l'oral, ce qui peut jouer sur la performance.
Dans le cadre de l'oral d'admission à Sciences po Paris, il faut se mettre en scène : les compétences qu'on attend ont été empruntées aux codes managériaux, au monde de l'entreprise. Ce qui va précisément être valorisé, ce sera l'aisance orale, les capacités à se présenter, à tenir un discours positif sur soi, à se mettre en avant. Or, les candidates sont moins à même de faire preuve de ces compétences, du fait de leur socialisation passée.
Comment cela se ressent-il dans la manière de noter des jurys, quels biais peuvent exister au moment de l'évaluation ?
Les commentaires rédigés par les jurys que nous avons pu analyser sont parlants. On a tendance à reprocher aux filles leur excès de sérieux, leur manque d'authenticité : "Malgré un super profil scolaire, la candidate n'a pas su convaincre", ou a "manqué de spontanéité". Cet excès de "scolaire" est plus souvent reproché aux filles qu'aux garçons.
Les garçons peuvent aussi être inconsciemment valorisés à l'oral dans un contexte où ils se retrouveraient minoritaires. On parle ici de "situation de rareté". Pour faire simple, il arrive qu'un jury fasse passer 5 ou 7 admissibles en ne voyant qu'un seul garçon sur la journée d'audition. Cette configuration a un effet sur la manière d'appréhender et d'évaluer le candidat.
On a ainsi observé que, si les garçons obtiennent de manière générale de meilleures notes que les filles à l'oral, les garçons en situation de rareté obtiennent, eux, des notes encore meilleures. En ayant en tête le fait que les garçons et les filles ne se comportent pas de la même manière au cours de cette épreuve, il y a peut-être un effet de contraste qui joue au moment de l'entretien pour les jurys, qui noteront plus favorablement un garçon pour son approche différenciée de l'épreuve.
Dans un contexte où certaines formations cherchent à se féminiser, est-ce qu'on pourrait imaginer que les femmes puissent être, au contraire, valorisées lors des oraux ?
Les travaux de Thomas Breda et ses co-auteurs ont montré que les filles tendaient à mieux réussir aux oraux des concours de l'ENS et de l'agrégation dans les disciplines traditionnellement dominées par les hommes, comme les mathématiques, la physique ou la philosophie, et les garçons dans les matières réputées comme féminines comme la biologie, les langues, la littérature.
Ils partent de l'hypothèse d'une préférence pour la mixité des évaluateurs : l'idée selon laquelle les évaluateurs chercheraient à rééquilibrer les effectifs. On peut alors se demander s'ils agiraient consciemment, ou inconsciemment avec l'envie de diversifier une discipline ?
Ou bien s'il s'agirait simplement de quelque chose qui s'est joué pendant l'entretien ? Car il faut aussi avoir en tête qu'au moment de l'épreuve, en sciences, ou aux ENS, les candidates ont un profil particulier. Etant donné le nombre d'obstacles qu'elles ont dû surmonter pour en arriver là, à savoir, décider de s'orienter vers les sciences, passer les épreuves d'admissibilité : ce sont des filles particulièrement brillantes, sur-sélectionnées, qui arrivent jusqu'à l'épreuve orale d'admission. Cela peut aussi expliquer qu'elles y réussissent mieux.
A l'inverse, on entend souvent dire que les filles réussiraient mieux à l'écrit. Est-ce vrai dans toutes les disciplines ?
Il faut bien contextualiser le type d'épreuves dont on parle mais il est vrai que les filles peuvent aussi moins bien réussir à certaines épreuves écrites. Il y a quelques années par exemple, les filles réussissaient moins bien que les garçons dans les matières scientifiques des écrits d'admissibilité des ENS.
Plusieurs travaux menés dans le champ de la psychologie sociale parlent de "menace du stéréotype". Il s'agit, si vous êtes une femme, d'être dans une situation d'évaluation et d'avoir conscience qu'il existe une idée reçue selon laquelle les femmes performent moins bien, et donc de moins bien réussir l'épreuve derrière.
Cela est probablement lié au rapport que les filles entretiennent avec les mathématiques, avec les sciences et la façon dont elles sont socialisées dans ces matières. Les travaux de Clémence Perronnet montrent bien le poids des socialisations familiales, dès l'enfance, puis scolaires, dans la construction du rapport aux maths/sciences des femmes, et donc la façon dont cette "auto-censure" est produite socialement.
Ainsi, les filles, qui s'orientent déjà moins vers ces filières, sont par la suite conditionnées à croire qu'elles sont moins bonnes, qu'elles vont moins bien y arriver, que c'est plus dur pour elles. Ce sont des idées qu'on intériorise et qui affectent ensuite les performances.
Quelles réflexions ont été menées jusqu'à présent pour tenter de réduire ces écarts au moment des oraux ?
À Sciences po Paris, nous avons pu démontrer l'impact de la composition des jurys et cela a été plutôt pris en compte. Au sein de l'administration, on a essayé de faire des efforts pour composer des jurys de façon mixte. Mais cela pose des difficultés pratiques en termes d'organisation : ce n'est pas toujours possible. Former les jurés aux biais qui peuvent exister dans ce type d'épreuves pourrait être une piste à l'avenir.
Enfin, en fonction de l'effet qu'on cherche à produire ou éviter, il faut réfléchir à quelles compétences on souhaite évaluer. Selon la façon dont on conçoit le concours, que met-on en valeur à travers ? Et quels effets indirects cela peut avoir sur la réussite des filles et des garçons ?