Agnès van Zanten : "Sur Internet aussi, les jeunes des milieux populaires sont moins bien armés pour s'orienter"

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Agnès van Zanten : "Sur Internet aussi, les jeunes des milieux populaires sont moins bien armés pour s'orienter"
Agnès Van Zanten, directrice de recherche à l'Observatoire sociologique du changement (Sciences Po/CNRS), a enquêté pendant trois ans sur l'orientation postbac des jeunes. // ©  Natacha Lefauconnier
La multiplication des sources d'informations n'y change rien : les lycéens sont toujours loin d'être égaux face à l’orientation postbac. Que ce soit au lycée ou sur Internet, le décalage entre jeunes de milieux favorisés et populaires perdure, souligne la sociologue Agnès van Zanten, qui vient de mener une enquête sur l'orientation.

Vous avez mené, pendant trois ans, une étude sur l’orientation des jeunes, en vous rendant dans des établissements d’Île-de-France. Quel premier constat pouvez-vous en tirer ?

La question de l’orientation est traitée très différemment d’un lycée à l’autre. Dans les établissements les plus favorisés, les professeurs sont en mesure de conseiller les élèves et surtout, ils peuvent les préparer aux filières sélectives comme les classes prépas. Plus on va vers des établissements moyens, moins les élèves reçoivent de conseils de la part des enseignants.

Des inégalités que l'on retrouve avec la procédure APB (Admission postbac) ?

Les jeunes sont tout sauf égaux devant l’outil APB. Son utilisation nécessite en effet des compétences, mais surtout un accompagnement. Dans les lycées très favorisés, il y a un suivi extrêmement étroit et tout un travail en amont, dès le début de l’année.

Le proviseur donne par exemple des conseils stratégiques : comment doser entre formations sélectives et non sélectives ? Comment classer les vœux ? Il y a aussi des réunions d’informations pour les parents, des dépliants, des informations sur le site du lycée.

En revanche, dans les lycées moyens, les jeunes sont très peu aidés. Et quand ils le sont, on leur parle surtout de calendrier plutôt que des stratégies à adopter.

Avec un discours qui a changé. Auparavant, on accusait ces lycées de faire passer aux élèves des milieux populaires le message : "Ce n’est pas pour toi". Désormais, un non-discours a remplacé le discours négatif. On ne dit plus aux élèves qu’ils ne peuvent pas poursuivre leurs études. Les enseignants savent que certains vont avoir des difficultés, mais faut-il pour autant les décourager alors que s’ils décrochent un diplôme, ils auront quand même plus de chances d’intégrer le marché du travail ?

Le ministère de l'Éducation nationale affiche justement sa volonté de renforcer, au lycée, l'accompagnement de l'orientation vers le supérieur...

Oui, mais il y a une limite à la pression que l’on peut mettre sur les enseignants en termes de suivi des élèves. De manière générale, les enseignants rechignent à s’impliquer fortement pour donner des conseils sur l’enseignement supérieur. Ils considèrent souvent que cela ne fait pas partie de leurs missions et ils n’ont pas forcément envie d’être formés à cela. Le pouvoir du chef d’établissement là-dessus est faible.

D'autant que, pour l’instant, il n’y a aucune contrepartie ! Le métier d'enseignant tel qu'il est construit en France n’implique pas une participation à l'orientation postbac.

Comment, dès lors, gommer les inégalités face à l’orientation postbac ?

L’orientation doit devenir beaucoup plus centrale dans l’activité des lycées. En France, on est encore dans le modèle où la finalité du lycée est le baccalauréat. Alors qu’aux États-Unis, où l’ouverture de l’enseignement supérieur a commencé beaucoup plus tôt qu’en France, la mission des lycées est très clairement d’envoyer des jeunes vers l’enseignement supérieur.

Il y a donc plus de conseillers d’orientation – souvent deux ou trois par établissement – et un travail de suivi bien plus fort. Si on ne veut pas investir dans les conseillers d’orientation en France, il faut que des enseignants puissent dégager une partie de leur service pour l’orientation. Et qu’ils soient formés pour cela.

Par ailleurs, aux États-Unis, ce sont souvent les professeurs d’université qui ont créé les programmes des lycées, ou participé à leur construction. En France, il y a eu très peu de rapprochements entre le mode d’enseignement universitaire et celui des lycées. Ces deux mondes ne dialoguent pas !

Il y a un vrai hiatus, même pour les bons élèves, entre le format scolaire "lycéen" et celui de l'université, avec le travail personnel et les recherches qu'il requiert. Il ne faut donc pas seulement repenser l’orientation en tant que processus de choix d’une filière, il faut aussi repenser l’articulation entre le lycée et l’université.

Pour cela, l’absence de liens entre l’Éducation nationale et l’Enseignement supérieur pose problème. L’orientation doit être prise comme une mission générale, mais comment, dans ces conditions, lancer des politiques coordonnées ?

Les classements n’existent souvent que pour les formations les plus prestigieuses : les prépas, les écoles de commerce, les écoles d’ingénieurs… En France, il n’y a pas de classement des filières universitaires.

Le lycée n'est pas le seul acteur à accompagner les lycéens dans ce processus d'orientation...

La principale source d’information des jeunes, c’est Internet. Ce qui pose la question cruciale de la capacité de chacun à trier les informations sur les formations. Notamment en tenant compte des sources : est-ce un site officiel ? Un blog ? Qu’est-ce qui relève du marketing ? Beaucoup d'écoles se disent "numéro un” dans quelque chose... Et cela peut impressionner un certain nombre de jeunes.

Là encore, les jeunes des milieux populaires sont moins bien armés : ils n’ont pas les codes pour se repérer dans le labyrinthe des formations.

Les jeunes des milieux favorisés vont aussi sur Internet, mais ce qu’ils y font est très contrôlé. Ils passent par des supports intermédiaires : ils vont par exemple utiliser des classements. Or, les classements n’existent souvent que pour les formations les plus prestigieuses : les prépas, les écoles de commerce, les écoles d’ingénieurs… En France, il n’y a pas de classement des filières universitaires.

En dehors d’Internet, quelles autres sources d’information utilisent-ils ?

Dans mon enquête, je me suis beaucoup intéressée aux salons d’orientation et aux JPO (journées portes ouvertes) des établissements. Ce sont plutôt les jeunes des milieux favorisés qui se rendent aux JPO, souvent avec leurs parents.

Dans les salons, on rencontre beaucoup de jeunes des classes moyennes. Et l’offre d’enseignement supérieur présente constitue, elle aussi, une source d’inégalité, parce que l'on y voit beaucoup d’établissements privés. D'après mon étude, en Île-de-France, les universités et les établissements publics restent plus faiblement représentés, à la fois pour des raisons financières, mais aussi parce que, aujourd’hui encore, en France, le secteur public n’est pas habitué à se vendre, à faire du marketing.

Et même lors des conférences thématiques organisées sur les salons, le déséquilibre reste le même, étant donné que ce sont beaucoup les formations présentes sur le salon qui y participent. Si ces établissements ne font pas de publicité pour eux-mêmes, cela promeut de facto plutôt le secteur privé par rapport aux universités, ou encore les écoles de commerce plutôt que celles d’ingénieurs, moins présentes.

Comment peut-on inciter des professeurs des universités à se pencher sur les dossiers des élèves pour leur donner un avis alors qu'ils ne peuvent pas les sélectionner ?

Quelles seraient les pistes d'amélioration d'après vous pour ces salons ?

[EducPros est un site de l'Etudiant, qui organise une centaine de salons d'orientation par an]

Internet, les salons et les JPO sont utiles. Étant donné l’ampleur de la tâche, l'implication de tous les acteurs est nécessaire. En revanche, l'État doit réguler cela plus fortement. Le ministère de l'Éducation nationale, lorsqu'il parraine un salon, doit opérer plus de contrôle sur l'offre de formation qui y sera présente.

Les jeunes doivent, quoi qu'il en soit, faire attention aux discours que l'on entend parfois selon lesquels "tout est possible". Par exemple, concernant les passerelles entre formations, on oublie de leur dire qu'elles ne concernent qu'une minorité d'étudiants. Ou encore, sur l'apprentissage : trouver une entreprise n'est pas évident quand on n'a pas le réseau.

Quid du rôle des universités ?

Les universités ont leur autonomie, avec chacune leur politique, leur façon de faire, leurs intérêts. Certaines mesures portées par l'État ont par ailleurs été des échecs, comme l’orientation active. J'entends par là le fait que les lycéens envoient une demande de conseils aux universités au moment de leurs vœux APB.

Comment peut-on inciter des professeurs des universités à se pencher sur les dossiers des élèves pour leur donner un avis alors qu'ils ne peuvent pas les sélectionner ? Cette absence de sélection à l'entrée justifie que les universités ne développent pas plus l’aide à l’orientation. Ces mécanismes ne peuvent marcher, il faut absolument en imaginer d’autres.

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