Aziz Jellab, sociologue à l’université Lille 3 : "Le lycée professionnel est par nécessité un laboratoire pédagogique"

Propos recueillis par Emmanuel Vaillant Publié le
Aziz Jellab, sociologue à l’université Lille 3 : "Le lycée professionnel est par nécessité un laboratoire pédagogique"
Azziz Jellab // © 
Mise en place à la rentrée 2009, la rénovation de la voie professionnelle - qui concerne près de 700 000 élèves - a profondément modifié le paysage du lycée professionnel et le travail des enseignants comme l’explique le sociologue Aziz Jellab. Ce professeur à l’université Lille 3 est l’auteur de « Sociologie du lycée professionnel ».

Quel bilan tirez-vous de cette réforme du baccalauréat professionnel en trois ans ?
Cette réforme a sans doute permis de valoriser la voie professionnelle en alignant le temps de préparation du bac professionnel sur les bacs généraux et technologiques et en favorisant la poursuite d’études post-bac. Résultat : nous constatons une augmentation du nombre d’élèves qui déclarent choisir cette voie. Ceux qui préféraient redoubler la classe de troisième pour rentrer en seconde technologique sont désormais plus souvent tentés par le bac pro. Ces élèves ont cependant toujours une forte réticence vis-à-vis de l’enseignement général qui, contrairement à leurs attentes, occupe une place importante dans cette filière. Nous pouvons alors craindre que les élèves qui étaient déjà en échec scolaire au niveau du BEP ou du CAP le soient encore plus au lycée professionnel.

Comment voyez-vous évoluer la place de ce nouveau bac professionnel par rapport aux à la filière générale et technologique ?
La part des savoirs professionnels ayant été réduite au profit des savoirs technologiques, on assiste à une « dé-professionalisation » du bac pro. A terme, on peut imaginer que ce bac endosse un peu le statut du bac technologique tandis que le bac techno pourrait être une option dans les filières générales. Nous sommes dans un mouvement d’élévation des niveaux de qualification avec le projet à l’horizon 2015 que 50 % d’une classe d’âge ait le niveau bac + 3. D’ailleurs on constate que de plus en plus les bacheliers professionnels souhaitent poursuivre des études alors qu’ils pourraient entrer dans la vie active. Ils espèrent un statut plus élevé que celui d’ouvrier ou d’intérimaire, et aspirent aussi à être étudiants, pour vivre aussi leur jeunesse.


Comment les enseignants inventent-ils ou ré-inventent-ils leur métier ?
Les professeurs de lycée professionnel (PLP) doivent tenir compte des programmes et de la réalité des élèves qui ont des rapports différenciés aux savoirs. Il faut faire preuve de ruse pédagogique pour trouver des moyens d’accrocher les élèves dont certains ont été les vaincus du collège, avec une histoire scolaire qui impose de redonner confiance pour rebondir. Le métier d’enseignant est alors à inventer, sinon le métier est impossible. Il exige de faire un travail d’accompagnement et de resocialisation tout en ayant des exigences intellectuelles fortes liées aux apprentissages. Ce qui fait que le lycée professionnel est à bien des égards et par nécessité un laboratoire pédagogique. Pour transmettre des savoirs académiques, les enseignants sont souvent obligés de faire des allers retours entre leur façon de voir et la manière dont les élèves « accrochent aux contenus ». L’une des stratégies est de revenir aux expériences personnelles des jeunes en faisant référence à ce qu’ils connaissent, par exemple en parlant en cours de droit du fonctionnement d’un club de foot pour expliquer ce qu’est une personne morale. Les enseignants valorisent souvent la notion de savoir être (respect, écoute…) avant de parler des savoirs scolaires et professionnels. Si la réforme induit des innovations comme par exemple l’accompagnement personnalisé, c’est aux enseignants d’imaginer comment utiliser ces deux heures supplémentaires. Cette liberté pédagogique ne va pas sans difficultés et sans un sentiment d’être parfois abonnés par l’institution.


Comment la pédagogie fait-elle le lien entre pratiques professionnelles et savoirs théoriques ?
Pour les élèves il y a deux façons de vivre en LP : d’un côté les cours, de l’autre la pratique. C’est particulièrement vrai dans les formations industrielles. En classe, les élèves se sentent dans une relation de dépendance : « c’est l’enseignant qui sait, qui transmet les savoirs, qui évalue, donc je dois lui faire confiance puisque je ne suis pas capable d’évaluer mes erreurs ». En atelier ou en pratique, ils ont davantage l’impression d’avoir prise sur leur apprentissage. Au résultat d’un montage de tableau électrique, ça fonctionne ou pas. L’avis de l’enseignant compte moins. Ce n’est pas par hasard s’ils estiment que quand ils sont dans la pratique ils se sentent plus adultes. C’est une autonomie que l’élève perçoit avec satisfaction. Par ailleurs, la confrontation à des savoirs technologiques et surtout professionnels permet de construire des compétences qui ne sont pas seulement scolaires. Nombre d’élèves retrouvent un intérêt aux mathématiques, au français ou aux langues dès lors qu’ils ont le sentiment de maîtriser des compétences professionnelles.


« Sociologie du lycée professionnel », Presses universitaires du Mirail, 2009.



Propos recueillis par Emmanuel Vaillant | Publié le