Cécile Dejoux : "Les établissements du sup ne sont pas là pour recruter des talents mais pour les développer"

Jean Chabod-Serieis Publié le
Cécile Dejoux : "Les établissements du sup ne sont pas là pour recruter des talents mais pour les développer"
Selon Cécile Dejoux, "le 'talent' a des compétences mais il devra s'équilibrer avec des connaissances pour devenir un vrai talent accompli". // ©  Bruno DELESSARD/Challenges-REA
Toutes les écoles et universités semblent être "à la recherche des talents de demain". Derrière la formule marketing, que cache la notion de "talent" ? Professeur des universités au Cnam, professeur affilié à l'ESCP Europe, Cécile Dejoux est co-auteure de "La Gestion des Talents". Entretien, en amont de la conférence EducPros du 11 mai 2017, consacrée au sujet.

Comment définir un talent ?

C'est "une combinaison rare de compétences rares". La phrase est de Maurice Thévenet, professeur au Cnam et à l'Essec, avec qui j'ai écrit "La Gestion des talents", et je la partage pleinement. Nous avons tous des compétences (improviser, être synthétique, calculer rapidement, etc.) mais il y a ceux qui savent, d'une part les faire émerger, et d'autre part trouver la bonne alchimie entre ces compétences. Ce sont eux, les talents.

C'est donc une somme de compétences ?

Le talent est une somme de compétences conscientes. Cette somme est différente pour chacun car elle n'est jamais composée de la même alliance de compétences, qui sont liées entre elles par la personnalité. Je reprends souvent l'image du collier de perles : chaque perle est une compétence et chaque homme fait son propre collier ; en le portant, il le magnifie en talent.

Les talents sont-ils différents des hauts potentiels ?

Les hauts potentiels sont ceux qui sont des talents. Ceux qui en ont sont tous les autres. Ceux qui sont des talents, on les reconnaît vite en entreprise : ils sont capables de prendre un poste à N+2 en moins de cinq ans.

Il y a deux types d'entreprises à l'égard des talents : celles qui misent uniquement sur les hauts potentiels et celles qui font des politiques de gestion de talents où tout le monde est concerné. Chez Disney par exemple, le technicien de surface qui, voyant une longue file d'attente, est capable d'orienter les clients vers un manège libre est considéré et valorisé comme un talent.

Et quelle est votre position : privilégier les hauts potentiels ou mener une politique globale de gestion des talents ?

Pour moi, il faut être dans une logique démocratique du talent. Mais vous pouvez faire les deux : vous pouvez gérer les talents pour tout le monde tout en concentrant vos outils de repérage et de développement sur vos hauts potentiels.

Il faut aider les jeunes à se penser positivement. Ils ne savent pas encore qui ils sont, il faut donc les aider à déterminer ce qu'ils aiment faire, savent faire et veulent faire.

L'enseignement supérieur a-t-il vocation à recruter des talents ?

Non, les établissements du sup ne sont pas là pour recruter des talents mais pour les développer. On ne peut pas demander à un jeune de 18 ans qui a subi un système scolaire centré sur l'acquisition de connaissances depuis plus de dix ans d'être un talent.

Alors, comment les écoles et les universités peuvent-elles former les talents ?

En s'appuyant sur trois piliers. Tout d'abord, il faut aider les jeunes à se penser positivement. Ils ne savent pas encore qui ils sont, il faut donc les aider à déterminer ce qu'ils aiment faire, ce qu'ils savent faire et ce qu'ils veulent faire. C'est le triptyque basique du développement personnel.

Ensuite, il faut offrir des connaissances. Le talent a des compétences mais il devra s'équilibrer avec des connaissances pour devenir un vrai talent accompli. Les connaissances ne sont pas utilitaires, mais elles permettront plus tard d'être créatif, par exemple. Par conséquent, les écoles qui ne font que de l'utilitaire – je pense à certaines écoles de code – ou les écoles qui ne font que de la connaissance – les cursus de philosophie – ne sont pas orientées vers un développement de talents professionnels.

Enfin, il faut permettre au jeune de se penser hors du monde qu'il connaît, hors de son pays, hors de son école, parce que demain, tout cela n'existera plus.

Si le talent se forme, sur quels critères recruter les candidats ?

Il faut recruter les jeunes sur cinq compétences clés stables : l'esprit critique, la créativité, la curiosité, le travail collaboratif et le goût d'apprendre. Les écoles doivent sentir si les jeunes ont ces appétences.

Au bout de trois ou cinq ans […], si [les anciens] ont suivi des parcours originaux et/ou qui correspondent à la spécialité de l'école, c'est qu'elle a bien recruté et bien formé.

Comment faire pour "sentir" cela ?

En privilégiant les entretiens de groupes, c'est la meilleure solution. Les candidats y sont confrontés à davantage d'aléas, d'imprévus, à des situations de conflit, et le jury voit vraiment leur personnalité. Lors des entretiens en face à face, les jurys se retrouvent face à des "acteurs" qui jouent un jeu ; les jeunes sont trop préparés à cela.

Je pense également à une façon de recruter que proposent certains établissements : ils demandent au jeune de s'exprimer sur un projet qu'il a mené, en le faisant pitcher en moins de trois minutes puis en répondant aux questions du jury. Enfin, de façon générale, la posture du jury doit être positive : il faut mettre en valeur le candidat plutôt que de le stresser et chercher à le piéger.

Dans le discours des écoles, comment distinguer démarche sincère de recherche de talents et discours marketing ?

Regardez au bout de trois ou cinq ans ce que sont devenus les anciens : s'ils ont suivi des parcours originaux et/ou qui correspondent à la spécialité de l'école, c'est qu'elle a bien recruté et bien formé. Le plus beau critère, c'est ce que disent les anciens et ce qu'ils deviennent. Si 30 % n'ont aucun emploi, c'est qu'il y a un problème.

En quoi la sélection de talents dans l'enseignement supérieur diffère-t-elle de la sélection des talents dans l'entreprise ?

Dans une entreprise, on recrute selon deux axes : les cinq compétences que j'ai citées et l'expertise. Dans une école, on ne recrute pas un profil complet : on recrute le terreau des cinq compétences dans lequel viendra pousser l'expertise.

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