Cécile Perrot : "La question du financement des universités en Afrique du Sud est explosive"

Sarah Masson Publié le
Cécile Perrot : "La question du financement des universités en Afrique du Sud est explosive"
Des étudiants protestent contre l'augmentation des frais de scolarité à l'université de Witwatersrand à Johannesburg (Afrique du Sud), le 20 octobre 2015. // ©  Zhai Jianlan/XINHUA-REA
Après plusieurs semaines de manifestations étudiantes, le président Jacob Zuma a promis que les frais de scolarité n’augmenteraient pas en 2016. Avec le Mouvement "Fees must fall", la génération des Born Free (qui n’ont pas connu l’apartheid) met le gouvernement face à ses contradictions, selon Cécile Perrot, enseignante-chercheure à l’université Paris-Descartes, spécialiste de l’Afrique du Sud.

Cécile Perrot, enseignante-chercheure à Paris-Descartes.De quoi le mouvement "Fees must fall" ("les frais de scolarité doivent baisser") est-il le nom ?

L'augmentation des frais d'inscription a d'abord été annoncée par plusieurs universités sud-africaines d'élite : Witwatersrand (à Johannesburg), l'UCT (l'université du Cap) et l'université de Pretoria. Mais ce mouvement reflète différents points de tension.

D'abord, le problème du fort endettement étudiant, qui risque d'être renforcé par l'augmentation des frais de scolarité. Pour un bachelor dans les meilleures universités, ces derniers s'élèvent à environ 40.000 rands par an (2.700 euros). Si l'on compare avec le niveau de vie, c'est énorme.

À titre d'exemple, le salaire d'un réceptionniste est de 75.000 rands par an (5.000 euros environ). Ensuite, non seulement les jeunes s'endettent pendant leurs études, mais ils subissent de plein fouet un chômage endémique : un jeune sur deux est sans emploi.

Les jeunes Sud-Africains ont-ils facilement accès à l'enseignement supérieur ?

Théoriquement, tout le monde a accès à l'université. Il existe même des systèmes de quotas pour les plus défavorisés. Ils sont nombreux à entrer à l'université mais encore trop peu achèvent leurs études, particulièrement parmi les étudiants noirs.

C'est d'abord un problème de langue : l'anglais n'est pas toujours leur langue maternelle. Ensuite, ceux qui ont suivi un enseignement primaire et secondaire de piètre qualité (souvent dans les zones rurales) sont pénalisés. À leur arrivée dans le supérieur, ils ont le sentiment d'être inadaptés.

Ils sont nombreux à entrer à l'université mais trop peu achèvent leurs études, particulièrement parmi les étudiants noirs.


Au-delà du coût de la formation, ils n'ont pas les outils pour réussir. Un dernier élément peut-être, qui est plus de l'ordre du ressenti : ces étudiants ont l'impression de subir une forme de racisme institutionnel. En effet, le corps enseignant change beaucoup trop lentement. Il est encore majoritairement blanc.

Les méthodes d'enseignement n'évoluent pas tellement non plus. Il y a quelques années, une "africanisation des savoirs" a été décrétée, mais elle reste très théorique. Tout cela renforce le sentiment de ne pas être à sa place.

Ces manifestations sont-elles le symptôme d'une renaissance de l'apartheid ?

Ce sont essentiellement des étudiants noirs qui ont manifesté. Cela dit, la majorité de la population est noire en Afrique du Sud. Mais le problème n'est pas exclusivement racial, il est avant tout social. Il est vrai que les deux sont liés, puisque la plupart des étudiants pauvres sont noirs. Mais il y a aussi une élite noire qui ne participe pas aux manifestations. Ce n'est donc pas à proprement parler une relecture de l'apartheid.

Les étudiants sont confrontés à des obstacles persistants, non seulement financiers mais aussi culturels. Par exemple, beaucoup d'universités ne délivrent pas le diplôme à un étudiant qui leur doit de l'argent. Certaines personnes qui n'avaient pas reçu leur diplôme depuis sept ou huit ans ont fait les gros titres ces dernières semaines. Ceux-là ont le sentiment d'être doublement pénalisés.

Les universités sud-africaines sont les seules d'Afrique subsaharienne à figurer dans les classements internationaux. L'enseignement supérieur en Afrique du Sud est-il toujours d'aussi bonne qualité ?

Dans l'ensemble, il est plutôt de bon niveau mais il est très inégal. À la création de l'apartheid, l'University Act instaurait, en 1959, des établissements réservés aux blancs (très bien cotés), aux métis, aux Indiens (des établissements moyens) et aux différentes tribus africaines (souvent situés en zone rurale et moins bien dotés). Cela a créé un système à plusieurs vitesses.

À la fin de l'apartheid, les dirigeants de l'ANC n'ont pas voulu remettre en cause directement ce système, affirmant qu'il y aurait une remise à niveau naturelle. Résultat : beaucoup d'étudiants, noirs notamment, sont partis vers des établissements blancs. En 2002, il y a eu une grande série de fusions des établissements pour rompre avec les divisions raciales.

Des établissements déjà faibles ont fusionné leurs faiblesses. Et qui aujourd'hui manquent de moyens et d'infrastructures, alors qu'ils reçoivent les étudiants les plus pauvres.


Le pays est passé de 36 à 21 établissements (universités et tecnikons, les équivalents des IUT). Dans les faits, les universités d'élite (comme l'université du Cap) sont restées en l'état. Ce sont des établissements déjà faibles qui ont fusionné leurs faiblesses. Et qui aujourd'hui manquent de moyens et d'infrastructures, alors même qu'ils reçoivent les étudiants les plus pauvres.

Aujourd'hui, où en est le mouvement ? Les étudiants ont-ils obtenu ce qu'ils souhaitaient ?

Le Président Jacob Zuma a annoncé que les frais de scolarité n'augmenteraient pas en 2016. Mais le problème se reposera l'année suivante ! La question du financement des universités en Afrique du Sud est explosive. Les trois universités figurant dans le classement de Shanghai, l'université du Cap, Witwatersrand et Stellenbosch, protestent contre le manque de moyens.

En l'occurrence, l'équation est simple : s'il n'y a pas d'argent public, on finance par les frais de scolarité. Par ailleurs, plusieurs leaders étudiants ont souligné le fait qu'il ne s'agissait pas seulement d'une lutte autour des frais d'inscription. Ils ont mis l'accent sur des problèmes sociaux et politiques plus vastes (comme la corruption par exemple). On a parlé d'un Mai 68 sud-africain, même si le mouvement, relativement massif, n'est pas allé aussi loin. 


Les étudiants ont réellement le sentiment d'être laissés pour compte et abandonnés par les leaders de la lutte anti-apartheid. Quand l'ANC était dans l'opposition, ses dirigeants insistaient sur le rôle de l'éducation dans la libération des esprits. Aujourd'hui, les étudiants prennent le gouvernement au mot, et le mettent face à ces promesses passées.

Les raisons de la colère

L'augmentation des frais de scolarité prévue était variable selon les universités. À Witwatersrand (Johannesburg), il était prévu 10,5% d'augmentation, alors que l'année universitaire coûte entre 29.620 rands (1 930  euros) et 58.140 rands (3.800 euros), sans compter le logement ou les fournitures.
Ces sommes rendent les universités inaccessibles pour une majorité de Sud-Africains, le revenu mensuel moyen d'un salarié ne dépassant pas 14.700 rands (979 euros) et plus d'un quart de la population étant sans emploi. Les manifestations estudiantines ont une forte résonance en Afrique du Sud où les émeutes de Soweto contre l'enseignement en afrikaans avaient été brutalement réprimées par le gouvernement de l'apartheid en 1976.

- Semaine du 15 octobre : début du mouvement
- Lundi 19 octobre : des étudiants annoncent la suspension des cours dans trois grandes universités sud-africaines : les universités de Rhodes à Grahamstown (sud-est), du Cap (sud) et du Witwatersrand (Wits) à Johannesburg 
- Mercredi 21 octobre : des heurts entre étudiants et police antiémeute éclatent devant le Parlement sud-africain au Cap
- Vendredi 23 octobre : des milliers d'étudiants manifestaient devant le siège du gouvernement à Pretoria, où une réunion a lieu entre les leaders étudiants, les directeurs d'université et le président Jacob Zuma.
Dans l'après-midi, le président annonce qu'il n'y aura "aucune augmentation des frais de scolarité en 2016" dans une allocution télévisée.
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