Dans votre ouvrage "Jeunesses françaises, un bac + 5 made in banlieue", paru à l'automne 2015, vous avez suivi la trajectoire, depuis 2005, d’une vingtaine de lycéens de banlieue de filière générale dans l’enseignement supérieur. Quel est le constat que vous en tirez ?
Rien n’est joué d’avance. Mais en disant cela, je n’enfonce pas une porte ouverte. Si cette idée correspond à la promesse officielle de l’école républicaine, la pratique est bien différente, avec une forme de schizophrénie entre les discours et les pratiques. Il suffit de voir un conseil de classe juger que ces élèves ne seraient pas faits pour les études.
Les parcours des jeunes que j’ai suivis montrent cependant que véritablement, rien n’est jamais joué d’avance, dans un sens comme dans l’autre. Cela dépend de leviers bien plus complexes que la question d'être un bon ou un mauvais élève.
La difficulté à laquelle sont confrontés vos anciens élèves n’est donc pas d’abord d’ordre scolaire ?
Non, c’est réducteur. Il s’agit d’apprendre à devenir étudiant pour bien travailler. Et il ne faut pas réduire cela à une question académique, c’est bien plus large. Ces jeunes rencontrent une difficulté particulière : trouver leur place, là où ils sont.
C’est un paradoxe historique : il n’y a jamais eu autant de possibilités pour eux dans l’enseignement supérieur, avec la massification des études, mais, d'un autre côté, il n’y a jamais eu autant de défiance envers les jeunes qui viennent de banlieue. Depuis 2005, le stigmate territorial est de plus en plus fort. En ce moment, la banlieue serait une fabrique à terroristes !
Outre cette image qu’on leur renvoie, ils ont à affronter l’altérité sociale. Le lycée est devenu un lieu de plus en plus homogène socialement et c’est dans l’enseignement supérieur qu’ils sont désormais confrontés à des jeunes d’autres milieux, pour la première fois.
Quand ils trouvent leur place, ils décodent le système, quelle que soit la filière dans laquelle ils étudient et ils peuvent travailler et réussir.
La transition entre le lycée et la fac dure tout le temps de la licence : des années "zéro" pour intérioriser les codes, les règles du jeu académique et découvrir les disciplines. // Université Paris 1 ©CS
La filière d’étude a-t-elle un impact sur la réussite de ces jeunes dans l’enseignement supérieur ? Vous décrivez trois grandes trajectoires : la voie "normale", à la fac, la voie "médiane" du bac+2, et la voie "royale" des grandes écoles.
Les configurations sont très différentes et les pièges ne sont pas les mêmes : Aysha, à la Catho, ne va pas rencontrer les mêmes épreuves qu’Irfan en IUT en banlieue, ou encore que Sébastien, en prépa puis en école de commerce en région. Il ne s’agit pas de hiérarchiser les filières de manière primaire : c’est d’ailleurs à l’université que mes élèves semblent avoir les parcours de réussite les plus accomplis… une fois passé le couperet de la licence !
À la fac, il existe évidemment le piège de l’autonomie, et parfois de la proximité avec le quartier, avec la tentation d’y rester plutôt que d’aller à la BU ! Pour s’arrimer au monde de l’université et à ses nombreuses règles, l'étudiant est peu épaulé alors que ces premières années sont déterminantes.
Un facteur de réussite important se dégage : l’intégration à un "collectif d’alliés". Un groupe de copains donc, mais pas n’importe lequel : ce qui fonctionne, c’est un ensemble d’inconnus similaires, c’est-à-dire des jeunes qui se rencontrent sur les bancs de la fac, par et pour les études. Et qui se reconnaissent entre eux car ils viennent du même milieu ou du même type de quartier.
Il faut se mettre à la place de ce que peuvent ressentir ces jeunes. Lorsqu’un professeur va utiliser un mot qu’ils n’ont jamais entendu… Au lieu de regarder leurs voisins continuer à prendre des notes et d’être renvoyé à leur nullité, ils pourront rigoler entre eux. C’est une mise à distance. Et ils iront chercher la signification du mot à la bibliothèque ensuite.
Personne ne peut se construire en reniant ses origines, tout le monde bricole. Il ne s’agit pas de tourner le dos à ses origines, mais d’apprendre à passer d’un monde à l’autre.
Vous faites ressortir un autre levier fondamental : la maîtrise du "cheval à bascule". De quoi s'agit-il ?
Personne ne peut se construire en reniant ses origines, tout le monde bricole. Et justement ceux qui réussissent sont ceux qui apprennent à maîtriser le mouvement du "cheval à bascule".
Il ne s’agit pas de tourner le dos à ses origines, mais d’apprendre à passer d’un monde à l’autre. Avec un principe de coupure, vis-à-vis de ses pratiques d’avant par rapport aux nouvelles, sans trahir pour autant son passé. Ryan va parler de création de start-up avec ses copains d’école et de Mélenchon en bas des tours avec ses amis qui n’ont pas le bac. Il faut aussi faire valider cette nouvelle identité par son univers d’origine. Ce sont les "bravos" qu’ils vont chercher dans le quartier.
Le tout dans la continuité, avec une cohérence entre ces différentes vies, et la nécessité de pouvoir se penser comme un être singulier. Ils sont tellement victimes de stigmatisation que lorsqu’ils réalisent qu’ils sont autre chose que l’image à laquelle on les renvoie, cela leur ouvre tous les possibles.
Quid des filières courtes, comme les IUT ou les BTS, où les élèves sont plus encadrés ?
L’IUT offre une configuration plus favorable, avec beaucoup d’ingrédients de réussite. On n'est souvent pas trop loin de chez soi, mais tout de même dans un nouvel univers, avec des cours obligatoires tous les jours. Le groupe classe est plus fort, les enseignants plus proches. Peu échouent. La difficulté intervient plus tard : ils ont souvent pris goût aux études et souhaitent continuer, mais ne trouvent pas toujours une filière qui les accepte pour poursuivre.
Avec la problématique des stages, particulièrement en BTS. Ces jeunes vont devoir trouver un stage pour valider leur diplôme, ce qui n’a rien d’évident. Outre la pénurie du marché du travail, ils ont souvent moins de facilités que d’autres, ne disposant pas des mêmes ressources dans cet univers. C’est aussi plus difficile de faire la coupure avec le lycée en BTS, le risque étant de rater la transition élève-étudiant.
En arrivant à Sciences po, marcher à Saint-Germain, écouter les conversations de ses camarades... Tout vous parait étranger. Vous ressentez une immense illégitimité d’être là.
Et la voie "royale" ?
C’est l’exemple de Sara à Sciences po. Ce qui est le plus dur dans ces filières, c’est d’être en minorité. On se confronte immédiatement au regard des autres et c’est une véritable violence. Cela va au-delà du fait de ne pas avoir les mêmes références. C’est marcher à Saint-Germain-des-Prés, regarder les gens, les boutiques, écouter les conversations et les préoccupations de ses camarades. Tout vous paraît étranger. Vous ressentez une immense illégitimité à être là.
Avec une contradiction par rapport à la famille et au quartier : vous étiez toujours l’un des meilleurs élèves du lycée, on a célébré votre succès. Vous avez désormais un mandat de réussite qui pèse sur vous, car on ne fait pas jamais des études seulement pour soi.
Et Sciences po l’a bien compris d’ailleurs, avec la mise en place des tuteurs pour accompagner ces jeunes.
Malgré toute la publicité qui les accompagne, les dispositifs d'ouverture sociale tendent davantage à jouer un rôle de captation ou de tampon que de correction sociale, estime Fabien Truong. // Sciences po ©CS
Deux étudiants vont eux rejoindre une école de commerce en région, avec de grandes désillusions...
Les jeunes de milieu populaire sont de plus en plus attirés par ce discours des écoles privées qui correspond mieux à leurs attentes et à leurs angoisses : on leur garantit un emploi à la sortie, et de l’argent.
Ils ont aussi compris qu'ils sont très loin de ce capital culturel incontournable pour rejoindre les filières prestigieuses – du type ENS ou ENA. En revanche, ce "capital culturel commercial", plutôt nouveau, leur paraît plus accessible. Plusieurs s’endettent pour suivre leurs études dans une école de commerce, mais, à la sortie, ils se retrouvent avec surtout des petits boulots et des galères. La déception est grande.
Les dispositifs "Égalité des chances", c’est une rustine mise en place par des institutions qui se défendent, tout en s’assurant d’une bonne image. En "sauver" quelques-uns, ce n’est pas une politique.
Les dispositifs " Égalité des chances", qui visent à ouvrir les filières les plus élitistes, vous semblent-ils une solution ?
Il faut d’abord souligner que ces dispositifs ne sont pas le signe que ces filières s’ouvrent : elles sont juste tellement fermées que, sans eux, il n’y aurait probablement plus un seul enfant de milieu populaire sur leurs bancs.
Ces dispositifs sont évidemment une bonne chose pour ceux qui en bénéficient : ils donnent un accompagnement aux lycéens, partant du constat que cela ne se fera pas tout seul. Sans eux, jamais Sara ne serait allée à Sciences po, ni Sébastien et Roy en école de commerce. Mais cela reste très limité, c’est une rustine mise en place par des institutions qui s'assurent ainsi une bonne image. En "sauver" quelques-uns, ce n’est pas une politique.
Et surtout, on reste dans ce schéma de la "diversité" : ces jeunes sont des "autres", d’où une nécessaire "discrimination positive". Pas loin de la charité.
Vous défendez plutôt une politique de la considération…
Il faut arrêter avec ce schéma qui maintient l’autre dans son altérité et passer à celui de la considération. Et reconnaître cette violence pour ce qu’elle est : sociale ! En mettant fin à cette idée que la réussite par l’école repose avant tout sur le mérite et la volonté.
C’est tout à fait possible. Une fois qu’ils sont mis dans des conditions de travail, ces jeunes réussissent aussi bien que les autres ! Le cas le plus frappant, c’est Irfan, qui a dû passer trois fois le bac pour l’obtenir, avec de très lourdes difficultés en syntaxe et en orthographe… Il est devenu enseignant ! Cela ne s’est pas fait par l’opération du Saint-Esprit, ni seulement au moyen de sa seule volonté, c’est tout un ensemble de leviers – comme le collectif d'alliés ou le "cheval à bascule" – qui ont fonctionné.
Vous êtes optimiste pour ces jeunes de banlieue ?
Difficile à dire. Quand j’observe ces jeunes, leurs parcours et que je vois l’énergie qu’ils ont, oui ! La négativité du discours des politiques et des philosophes de comptoir est tellement loin de la réalité. Mais les discours sont si puissants et répétés. Il ne faudrait pas qu’ils deviennent des prophéties autoréalisatrices. On peut dire que je suis d’un optimisme… cruel.
- Fabien Truong, "Jeunesses françaises, bac + 5 made in banlieue", septembre 2015, éditions La Découverte, 288 p., 22 €.
- Les dispositifs "Égalité des chances", un succès à la marge (mai 2015)
- L'égalité des chances en quête d'un second souffle (août 2013)