Jeanne Ganault : "Les étudiants ne vivent plus affranchis des contraintes de la vie adulte"

Natacha Lefauconnier Publié le
Jeanne Ganault : "Les étudiants ne vivent plus affranchis des contraintes de la vie adulte"
Selon Jeanne Ganault, pour une partie des étudiants, ce sont les études qui s’insèrent dans le temps libre. // ©  Emile LUIDER/REA
Étudiante à l’ENS Paris-Saclay, Jeanne Ganault, 23 ans, vient de réussir le concours de l’agrégation. Son mémoire de master 1 a été récompensé mardi 20 juin 2017 par le deuxième prix OVE (Observatoire de la vie étudiante) : elle y analyse l’articulation du temps de loisirs et du temps de travail dans le quotidien des étudiants.

Jeanne Ganault a reçu le 2e prix OVE 2017, d'un montant de 1.500 €, pour son mémoire de master 1 en sociologie.Vous avez étudié la manière dont les étudiants arbitrent leur temps entre loisirs et travail. Quelle a été la principale difficulté que vous avez rencontrée ?

La difficulté est venue du fait qu’il n’y a pas une population étudiante homogène, mais plusieurs figures d’étudiants. Mon enquête met notamment en avant une population habituellement invisible : les adultes en études.

L’enquête "Emploi du temps 2010" de l’Insee, à partir de laquelle j’ai travaillé, ne donne pas de précisions sur les filières d’études des répondants. J’ai donc choisi comme variable pour mon enquête "avoir suivi des cours cette année". Il y a une proportion non négligeable d’étudiants et d’étudiantes de plus de 25 ans, qui sont soit en formation continue soit en reprise d’études. Ils ne font pas les mêmes choix d’organisation que les autres catégories d’étudiants.

Quelles catégories d’étudiants avez-vous identifiées, et comment chacune opère-t-elle ses choix entre loisirs et travail ?

J’ai identifié quatre catégories d’étudiants, en analysant les données de l'enquête de l’Insee construite à partir des réponses de 600 individus interrogés. Ces derniers devaient noter quelles activités ils pratiquaient et à quel moment de la journée. J’ai pris en compte leur âge, leur sexe, leur niveau de diplôme et leur origine sociale, cette dernière étant déterminée par le niveau de diplôme de la mère.

La catégorie 1 est celle de l’étudiant ascète. C’est une figure de l’étudiant "typique", au profil studieux, dont le quotidien est concentré sur le travail scolaire. Les étudiants en licence y sont fortement représentés. Les étudiants ascètes sont généralement associés à des parents diplômés du supérieur, dont on sait qu’ils leur transmettent le goût des sorties culturelles (musées, théâtres, expositions…). Or, d’après les témoignages, ces étudiants consacrent très peu de temps aux sorties culturelles. Cela s’explique notamment par un manque de temps, car ils sont engagés dans des études très sélectives.

La catégorie 2 correspond à l’étudiant bohème. Il est beaucoup plus représentatif du discours sur les étudiants et le côté festif de la vie étudiante. Les étudiants bohèmes sont surtout des jeunes inscrits en master, habitant les grandes villes et l’agglomération parisienne. Ils sont actifs dans leurs loisirs, ils sortent, ils communiquent beaucoup avec leurs amis.

Dans ces deux catégories, on trouve majoritairement des inactifs, c’est-à-dire des étudiants qui n’ont pas de travail rémunéré.

Et les deux autres catégories ?

Elles représentent des étudiants atypiques. La catégorie 3 regroupe les salariés étudiants. Il s’agit avant tout d’hommes, de plus de 25 ans, et même de plus de 30 ans. On les qualifie d’étudiants atypiques car ce sont avant tout des travailleurs qui sont amenés, dans le cadre de leur travail, à suivre une formation. Ils ont un temps de loisir concentré sur la télé et le sport – activités davantage associées aux hommes et aux moins diplômés.

Enfin, je mets dans la catégorie 4 l’étudiante au foyer, qui est souvent une femme de plus de 40 ans. Elle suit des études en plus de sa vie familiale et domestique. Son quotidien est centré sur les tâches ménagères, les soins aux enfants ou aux animaux, etc.

Les étudiants atypiques font des études plus tardivement, plus ponctuellement. Pour eux, le temps de cours et de devoirs prend moins de place, il s’adapte au reste de l’emploi du temps, et non l’inverse. On peut trouver dans le temps de loisirs certaines tâches que l’on fait chez soi que je qualifie de "semi-loisirs", comme le bricolage ou le jardinage.

Votre enquête comporte aussi une partie qualitative : en quoi les réponses des étudiants que vous avez interrogés vous ont-elles permis d’éclairer certains de leurs comportements ?

J’ai mené quelques entretiens avec des étudiants des catégories 1 et 2, pour essayer de creuser les différences d’arbitrage entre loisir et études selon la filière d’études choisie.

Clémence, en master 2 de lettres modernes, m’a par exemple expliqué qu'"un loisir pas trop éloigné du travail" n’était pas "blâmable" et qu’elle pouvait donc s’accorder des pauses en sélectionnant ses sorties. Pour elle, "'Stars Wars, par exemple, c’est non' mais "Beaumarchais au théâtre, c’est au programme, alors c’est génial".

Les étudiants ne vivent plus affranchis des contraintes de la vie adulte. Ils procèdent à des arbitrages en fonction de leur quotidien et de leur formation. 

Chez les étudiants que j’ai interrogés, en lettres, et plus largement en sciences humaines, on observe une volonté de rentabiliser ses loisirs. Ces jeunes privilégient la lecture ou le théâtre plutôt qu’une activité déconnectée de leurs études, au contraire d’autres profils, comme cette jeune fille en BTS marketing, qui n’a pas un rapport utilitaire à son temps libre.

Dans vos conclusions, vous dites que les activités étudiantes ne constituent plus "un usage libre et libertaire du temps". Comment ont-elles évolué ?

Dans "Les Héritiers. Les étudiants et la culture" [éditions de Minuit, 1964], Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron expliquent que les jeunes vivent leurs études affranchis des rythmes de la vie familiale et professionnelle, ce qui conduit à "un usage libre et libertaire du temps". C’est par exemple le fait d’aller au cinéma le lundi après-midi, parce qu’ils n’ont pas cours, et pas le samedi soir.

Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Les étudiants ne vivent plus affranchis des contraintes de la vie adulte. Ils procèdent à des arbitrages en fonction de leur quotidien et de leur formation. Et pour une partie d’entre eux, ce sont même les études qui s’insèrent dans le temps libre.

Natacha Lefauconnier | Publié le