"Le monde de l’entreprise est un terrain d’expérimentation concret pour la philo"

Propos recueillis par Isabelle Maradan Publié le
"Le monde de l’entreprise est un terrain d’expérimentation concret pour la philo"
Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin, "la manager et le philosophe" // © 
Dans La manager et le philosophe, paru le 9 janvier 2014 (éditions Le Passeur), la manager, c’est Isabelle Barth, directrice de l’EM Strasbourg. L’ouvrage s’inscrit dans le prolongement des ponts que cette chercheuse s’emploie à construire entre les deux rives a priori éloignées du management et de la philosophie. Le philosophe, c’est Yann-Hervé Martin, agrégé de philosophie et animateur d’une master class dédiée à la philosophie et au management. Rencontre.

Qu'est-ce que la philosophie peut apprendre au management ?

Isabelle Barth. Le manager fait mais il ne se pose pas assez la question "Pourquoi est-ce que je le fais ?" Parfois la théorie de l'engagement prend le dessus. On est engagé par ses actes et on continue parce qu'on est engagé, mais sans se demander pourquoi. Et on ne manque pas d'exemples de grandes erreurs ou de faillites managériales : crise des subprimes, affaire des prothèses mammaires... Or, la philo­sophie est cette capacité à se demander "Pourquoi est-ce que j'agis ainsi ?", question essentielle pour appréhender le sens de son action, y compris de l'action managériale. C'est comme un tableau impressionniste. Lorsque vous avez le nez dessus, vous ne voyez que de petites taches. Il faut prendre du recul pour voir une scène entière.

Yann-Hervé Martin. Je me garderai bien de dire qu'elle a quelque chose à lui apprendre ! Selon moi, le professeur de philosophie doit éclairer les esprits, pas briller.
La philosophie permet de prendre du recul sur ce qu'on fait, d'interroger ce qu'on ne prend pas le temps d'interroger, d'élaborer un discours critique autour de ses savoirs et de ses pratiques. Sortir la tête du guidon ne peut pas faire de mal. Et le management a autant à apporter à la philo que la philo au management. Le monde de l'entreprise est un terrain d'expérimentation concret pour la philo, que je place sur le champ éthique, avec pour fonction de nous rendre meilleurs.

Comment avez-vous opéré un rapprochement avec la faculté de philosophie de Strasbourg ?

IB. Je suis chercheuse en sciences de gestion et la transdisciplinarité compte beaucoup pour moi. Je suis allée voir le doyen de la faculté de philosophie de Strasbourg. Il était conscient que la philosophie s'enkyste en restant une discipline traitée entre convaincus et nous partagions l'idée qu'elle doit sortir de ce cercle d'initiés pour aider le monde à se penser lui-même. Les étudiants en école de management représentaient un nouveau public pour la faculté.
Le doyen m'a conseillé de rencontrer Yann-Hervé ­Martin, ­professeur agrégé de philosophie qui enseigne en classe prépa éco. Il anime depuis deux ans maintenant une master class à l'EM. Nous l'avons créé en pensant aux étudiants qui, après la prépa, ont l'impression, en arrivant à l'EM, de se retrouver dans un autre monde. Passer du cours de philo au débit-crédit est dur pour eux et peut même mener au décrochage, qui est une de nos ­problématiques.

La philosophie doit sortir de ce cercle d'initiés pour aider le monde à se penser lui-même (I.Barth)

Comment transmettez-vous aux élèves de l'EM Strasbourg les valeurs de courage, de respect, d'exem­plarité ou de réussite qui sont abordées dans votre livre ?

IB. Dans ce domaine, on ne peut pas être dans le cognitif et dire : "Je vais vous apprendre à être exemplaire, courageux, etc." Mais, à l'EM, nous essayons de créer un écosystème à partir des trois valeurs phares du cursus que sont l'éthique, la diversité et le développement durable.
Ces valeurs se retrouvent aussi bien dans la ­pédagogie, à travers un parcours de e-learning obligatoire, ou des mini-cas abordés en cours, par exemple, que dans nos messages et nos actions au quotidien ou encore dans le cadre de nos journées thématiques consacrées à chacune de ces trois valeurs. Elles réunissent une centaine d'intervenants et l'ensemble des étudiants y participe. Au cours de leur cursus, tous sont sensibilisés aux questions de handicap, d'égalité femmes-hommes, d'orientation sexuelle, d'éthique...

Ce travail autour des valeurs est-il compatible avec les attentes des élèves des écoles de management qui, écrivez-vous, les "exhortent à la réussite et leur promettent de prestigieuses destinées" ?

IB. Il est vrai que les étudiants ne sont pas forcément demandeurs de ce type de contenus ou de réflexion. Beaucoup d'entre eux viennent en cours pour avoir ce qu'ils considèrent comme de "vrais" cours, notamment de marketing. Et beaucoup ont une certaine idée de la réussite et de la performance, très scolaire et héritée de leur propre parcours. D'ailleurs, quand ils arrivent de prépa, ils ont l'impression de ne plus rien faire alors qu'ils apprennent plein de choses, mais pas forcément assis derrière une chaise en écoutant le prof et en prenant des notes... Nous devons leur apprendre à apprendre différemment. Reste que, lors des réunions de parents, ils nous disent aimer cette "école de conviction" et partager ses valeurs. Elles ne sont pas optionnelles.

Le manager a-t-il découvert le doute philosophique avec la crise ?

YHM. La crise n'a pas épargné ceux qui avaient les certitudes et les convictions les plus fortes en remettant en cause ce que doivent être la production, le marché... Le doute, l'interrogation sur soi et sur les autres ouvrent des pistes. C'est ça, l'esprit philosophe. Être philosophe, dans le sens commun, c'est avoir la capacité de maintenir vis-à-vis de soi-même un minimum de distance ­critique qui permet de se penser. La crise oblige à envisager de nouvelles manières de manager, en remettant l'homme, qui ne doit pas servir l'économie, au centre du système et des productions. On a compris qu'on ne peut pas faire fonctionner l'entreprise aux dépens de l'humain.

On ne peut pas faire fonctionner l'entreprise aux dépens de l'humain (Y.-H.Martin)

L'entreprise se tourne-t-elle plus volontiers vers la philosophie ?

YHM. Depuis deux ans, des entreprises et des associations de cadres font appel à moi. Elles pensent que la philosophie a quelque chose à leur apporter que les manuels classiques de mana­gement ne leur apportent pas. Cela prend de l'ampleur. Je suis intervenu récemment dans une association regroupant des dirigeants de plates-formes téléphoniques. Ils souhaitaient une intervention sur la parole et l'écoute. J'interviens également auprès de dirigeants d'entreprise sur les notions de courage. Et sur l'échec aussi, autour d'une question centrale, comme : L'échec est-il le contraire de la réussite ou les conditions de la réussite ? Mais j'observe que des pratiques managériales remises en cause par le monde de l'entreprise, qui les considère comme n'étant finalement pas très performantes, ­gagnent du terrain dans d'autres domaines, comme l'Éducation nationale. C'est affolant !

En quoi est-ce affolant ?

YHM. Dans l'Éducation nationale, il est très en vogue de raisonner en objectifs chiffrés, quantifiables, mesurables, avec des indicateurs, etc. Elle croit ainsi se moderniser et le discours de la performance fait partie, notamment, de celui des nouveaux proviseurs. En tant qu'enseignant en classe préparatoire, on pourrait donc me dire qu'on attend tel pourcentage d'élèves admis à HEC ou à l'ESSEC. Je ne vois pas en quoi cela m'aiderait à mieux préparer mon cours ou à avoir un rapport plus humain avec les élèves ! On peut agir et mettre tout en œuvre pour réussir le mieux possible mais on ne peut pas maîtriser la totalité des résultats. Dans l'entreprise non plus, tous les projets ne peuvent pas réussir autant qu'on l'aurait voulu. Agir, c'est se confronter aux risques du réel.

Votre master class à l'EM Strasbourg ne vient-elle pas déstabiliser des étudiants sûrs de leur réussite ?

YHM. Les étudiants de l'EM qui y participent ont choisi de venir. Ils sont donc déjà déstabilisés, ils ont une faculté à s'interroger. Ce n'est pas un public installé dans des convictions dogmatiques. Il accepte d'être dérangé, déplacé par rapport à des perspectives toutes tracées. Il s'agit d'une réelle plus-value. Je suis convaincu qu'un manager philosophe, capable d'avoir de la distance critique par rapport à ce qu'il fait, sera un meilleur manager.

La philosophie devrait-elle être un passage obligé pour ces futurs managers ?

YHM. Je crois plus au bouche-à-oreille qu'à l'obligation et à la contrainte. C'est un travail ­patient. Je pense que si la master class vaut la peine et ouvre des perspectives, cela se saura.

Une master Class de philosophie
La faculté de philosophie et l'EM Strasbourg se sont rapprochées, il y a deux ans, pour créer une master class de philosophie au sein de l'école de management ; 35 de ses 200 étudiants de deuxième année et une quinzaine d'étudiants en philosophie l'ont même choisie comme cours électif, avec un examen à la fin.
La master class s'est ouverte aux étudiants du réseau Alsace Tech et une poignée de jeunes d'écoles d'ingénieurs commencent à y assister. Ces séances, qui ont lieu en soirée, attirent aussi le grand public, principalement des cadres d'entreprise et des retraités. Au programme : des concepts qui parlent aux managers, comme le courage, la réussite ou encore les notions de faute et d'erreur...
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