Sophie Orange (sociologue) : "La segmentation entre les BTS et les autres filières du supérieur risque de s’accroître"

Propos recueillis par Emmanuel Vaillant Publié le
Voies d’accès privilégiées, voire exclusives à la poursuite d’études des bacheliers technologiques et professionnels, les BTS contribuent largement à la démocratisation de l’enseignement supérieur. Cependant, par leurs caractéristiques propres, ces diplômes limitent aussi les ambitions scolaires au-delà du bac + 2. Telle est l’analyse développée par Sophie Orange, sociologue, maître de conférences à l’université de Nantes et auteur d’une thèse intitulée « L’autre supérieur. Aspirations et sens des limites des étudiants de BTS », qui a reçu le premier prix du 21e concours de l’Observatoire de la vie étudiante (OVE) . Explications.

Quelle place occupent aujourd’hui les BTS dans le paysage de l’enseignement supérieur ?

Pour répondre à cette question il faut revenir aux années 1970, au moment où les BTS ont connu un tournant avec la création des IUT qui les ont concurrencés, notamment auprès des bacheliers généraux. Cette arrivée des IUT a fait craindre la disparition des BTS qui étaient déjà en perte de vitesse. Pour leur survie, ils ont alors mené une stratégie de différenciation qui est passée par une nécessaire banalisation, c'est-à-dire un refus de l’élitisme. Tandis que les IUT ont plutôt recruté des bacs généraux, les STS ont cherché à attirer les bacheliers technologiques et professionnels en multipliant les spécialités, en investissant de nouveaux territoires, notamment les territoires ruraux, et en baissant le niveau d’exigences académiques à leur seuil d’entrée. A partir des années 80, les BTS ont ainsi vu leurs effectifs augmenter et on peut dire qu’ils ont largement contribué à la massification de l’enseignement supérieur.

Comment, comme vous le soulignez dans votre thèse, les BTS contribuent-ils à accroitre l’ambition scolaire des bacheliers ?

Nombre d’élèves en STS ne font pas le déplacement géographique mais aussi et surtout symbolique vers l’université.

Ces formations permettent de mettre les études supérieures à portée de ceux qui autrement n’y auraient pas eu accès. Nombre d’élèves en STS ne font pas le déplacement géographique mais aussi et surtout symbolique vers l’université. Rappelons que pour des lycéens des filières technologiques et professionnelles, largement issus des classes populaires, une orientation vers l’université, les classes prépas ou encore les grandes écoles est souvent impensable. En ce sens, les BTS ont fait et font encore le jeu de la promotion scolaire et sociale.

Mais pourquoi les BTS plus que les autres filières répondent-ils aux aspirations de ces bacheliers ?

Plusieurs éléments contribuent à cette rencontre heureuse. Tout d’abord, ces formations ont un caractère très intégrateur : des cours en classes à effectifs réduits qui ne changent pas du lycée, une approche du métier et de la pratique qui est valorisante et un ancrage local. Aussi, dans les milieux populaires, l’orientation est plus souvent un choix collectif que dans les milieux favorisés. On se retrouve ensemble, entre copains de lycée en STS… c’est familier, rassurant. Le choix se fait dans la continuité du bac d’origine, faute d’une connaissance précise du système de l’enseignement supérieur. Tout cela contribue à laisser penser que l’entrée dans l’enseignement supérieur est facile. Seulement, à l’issue de leur formation, ils tombent de haut.

Pourquoi ?

"Dans les milieux populaires, l’orientation est plus souvent un choix collectif. On se retrouve ensemble, entre copains de lycée en STS…"

Parce que ces caractéristiques des STS qui facilitent leur entrée avec succès, qui les valorisent, vont aussi les freiner par la suite. Par rapport à d’autres cursus, ces formations très encadrées n’offrent pas les mêmes dispositions en termes d’autonomie, d’initiatives et de mobilité. De plus, leurs savoirs professionnels ne seront pas valorisés à la hauteur des savoirs théoriques dont ils sont bien moins dotés. Une fois diplômés, ils ne sont pas en position d’égalité avec les étudiants des autres filières.

Mais la vocation des BTS n’est-elle pas de préparer d’abord à l’insertion professionnelle plutôt qu’à la poursuite d’études ?

Objectivement c’est en effet un diplôme terminal. Les diplômés de BTS ne sont pas censés poursuivre et on pourrait même dire qu’ils ont a priori été prévenus. Seulement ces formations suscitent des aspirations nouvelles qui ne sont pas satisfaites, comme si les BTS contenaient leurs propres limites. On voit bien que les DUT qui sont pourtant aussi conçus pour une insertion immédiate ne sont pas dans la même situation.

Et pourtant les passerelles mises en place par les écoles et les universités n’ont-elles pas facilitées les liens entre les BTS et les autres filières de l’enseignement supérieur ?

Certes, des diplômés de BTS peuvent entrer dans des écoles ou à l’université, notamment en licence professionnelle. Seulement moins d’un tiers d’entre eux poursuivent leurs études et nombre d’entre eux n’ont pas accès à leur premier choix. Les IUT qui sont intégrés aux universités ne sont pas dans la même configuration avec plus de deux tiers de poursuite d’études. En fait, les réformes engagées ces dernières années ont surtout favorisé l’accès des étudiants décrocheurs de l’université vers les BTS. Très peu dans le sens inverse, des BTS vers l’université. Dans notre système d’enseignement supérieur très hiérarchisé, les BTS ont une place, mais tout en bas et avec un rôle de voiture balai. Et vu les publics concernés cette hiérarchie des diplômes correspond aussi à une hiérarchie sociale.

Ces limites devraient-elles inciter à repenser les formations en BTS ? 

Encore une fois, les BTS font accéder beaucoup d’étudiants à l’enseignement supérieur. Ils assurent une véritable promotion sociale. Et cela concerne bien plus d’étudiants que les récents dispositifs d’égalité des chances. Sans doute faudrait-il travailler les contenus des formations pour apporter, entre autres, plus de bagages théoriques indispensables pour poursuivre au-delà de bac +2. Il faudrait travailler aussi sur les rythmes et penser l’encadrement tout en favorisant l’autonomie des élèves. A défaut, la segmentation entre les BTS et les autres filières de l’enseignement supérieur risque de s’accroître. Au point de se demander si ces formations font réellement partie de l’enseignement supérieur.


Propos recueillis par Emmanuel Vaillant | Publié le