Françoise Dubosquet (CDUL) : "La spécialisation progressive en licence existe depuis longtemps en lettres et sciences humaines"

Camille Stromboni Publié le
Françoise Dubosquet (CDUL) : "La spécialisation progressive en licence existe depuis longtemps en lettres et sciences humaines"
Paris 4 Sorbonne - site Clignancourt - sept2013 © E.Vaillant et C.Stromboni // © 
Difficultés budgétaires des universités, nouvelle licence progressive, regroupements d’établissements… À la veille de l’ouverture du Congrès national de la CDUL (Conférence des doyennes et doyens, directrices et directeurs d’UFR de lettres, langues, arts, sciences humaines et sociales), les 28 et 29 mars 2014, sa présidente, Françoise Dubosquet, revient sur les enjeux des réformes actuelles pour ses disciplines.

Françoise Dubosquet - université - CDUL - ©R.VolanteLors de votre congrès national sera évoquée la question du rôle des UFR [unités de formation et de recherche] d’ALLSHS [arts, lettres, langues, sciences humaines et sociales] dans les nouveaux regroupements universitaires prévus par la loi ESR. Quels sont les enjeux pour vos disciplines ?

Nous sommes inquiets de la place réservée aux UFR dans les futures Comue (Communautés d’universités et établissements), ou nouvelles configurations régionales. Les UFR étant pour nous un niveau intermédiaire pertinent, à dimension humaine, capable de susciter de véritables projets en impliquant ensemble les équipes pédagogiques sur le terrain. Elles sont en outre les garantes du lien entre formation et recherche, qui est la spécificité de l'université.

Passer à des structures réunissant 20.000 étudiants et un millier de personnels va rendre ces collaborations impossibles sans conserver une subsidiarité. Mobiliser ensemble les enseignants-chercheurs et maintenir de vraies équipes pédagogiques, en lien avec les SUIO (Services universitaires d'insertion et d'orientation) et les observatoires, sera difficilement faisable dans une grosse structure. Nous avons déjà l’expérience de très grandes universités, comme Strasbourg ou Aix-Marseille, et des difficultés rencontrées : être gigantesque n’est pas forcément synonyme de performance.

Notre crainte est d’autant plus forte que le ministère envisage d’affecter des moyens à ces Comue ou regroupements. Or nous avons eu l'expérience peu convaincante des PRES (pôles de recherche et d'enseignement supérieur). De plus, toutes les composantes de ces nouvelles communautés ne sont pas soumises aux mêmes règles du jeu, ni ne partagent le même statut (UFR, instituts, écoles, IUT, ESPE…). Et surtout, nous ne partons pas tous du même niveau, en termes de dotation par étudiant. Les arts, lettres, langues et sciences humaines et sociales sont largement sous-dotés. En cela, le système français est très inégalitaire.

En période de contraintes budgétaires, l’État va décentraliser le problème de la répartition des moyens, qui va se gérer au niveau régional, avec forcément de nouveaux rapports de force entre les grands domaines.

Un amphi de sciences humaines à l'université Rennes 2

Depuis plusieurs années, les formations universitaires en ALLSHS voient leurs effectifs d’étudiants diminuer. Certaines seraient en voie de disparition. Comment l’expliquez-vous ?

Ce n'est pas le seul secteur – la biologie, les mathématiques ou les sciences dures sont aussi concernées –, mais les ALLSHS connaissent, en effet, des variations importantes. Les secteurs en difficulté sont principalement les lettres classiques, la philosophie et certaines langues (allemand, russe, portugais, italien…).

Nous sommes bien conscients des difficultés financières de l’État, mais si ces formations étaient amenées à disparaître, comme la philosophie, ce serait très grave car l’ensemble de nos domaines participent à appréhender le monde autrement. Amputer nos formations d'une partie des humanités serait suicidaire.

Il faut aussi noter que globalement, l’université, qui était très attractive, l’est moins aujourd’hui. C'est le seul secteur de l'enseignement supérieur qui doit accepter tout titulaire du baccalauréat, quel que soit ce baccalauréat. Nos premières années accueillent un public très hétérogène alors que nous n’avons pas forcément les moyens d’apporter un encadrement suffisant et adapté. En effet, l’université sert aussi à accueillir le "trop-plein" d’étudiants auquel personne d’autre ne donne une place dans l’enseignement supérieur. Beaucoup de bacheliers s'orientent ainsi par défaut vers l’université, sans avoir les outils pour y réussir.

Si l'objectif est 50% d'une classe d'âge titulaire de la licence, il faut maintenir l'exigence d'un bac+3 et se donner les moyens d'y amener nos étudiants.

Enfin, ces secteurs en difficulté étaient initialement le plus souvent tournés vers les métiers de l’enseignement. Étant donné les conditions de travail des enseignants, le salaire par rapport au nombre d’années d’études, ou encore la perception sociale du métier, beaucoup de jeunes ont renoncé ou renoncent à s’engager dans nos disciplines.

Amputer nos formations d'une partie des humanités serait suicidaire

Parmi les préconisations de Geneviève Fioraso pour réaliser des économies, figure la mutualisation entre masters, qui coûteraient trop cher aux universités pour peu d’étudiants concernés. Les ALLSHS sont particulièrement visés…

On entend beaucoup que nos masters ont de très petits effectifs : cela est vrai pour une partie d’entre eux, mais de nombreux enseignements sont déjà largement mutualisés. Il conviendrait de comparer les coûts des formations au sein de l'enseignement supérieur. C’est un fantasme de croire que nos universités auraient laissé en place des formations à effectifs réduits, très coûteuses : elles n'en n'ont pas les moyens.

Cependant, n'oublions pas qu'un master est une formation de niveau bac+5, donc spécialisée et plus pointue. De plus, nous ne pouvons pas nous permettre d’inonder le marché du travail dans certains milieux professionnels, où seul un nombre limité de diplômés sont recherchés.

Nous ne défendons pas non plus des masters à spécialisation rare dans chaque université française : nous sommes bien conscients que ces disciplines ne peuvent être proposées partout. Nous participons à ce sujet à la réflexion en cours avec le ministère, car il faut, au niveau national, une carte des formations équilibrée et concertée sur les territoires.

Néanmoins, il est très important aujourd’hui de préserver une proximité raisonnable en licence, où les étudiants n’ont souvent pas les moyens d’aller étudier loin de chez eux.

Pour lutter contre l’échec en licence, Geneviève Fioraso veut développer une spécialisation plus progressive en licence. Le cadre national des formations prévoit ainsi qu’un étudiant pourra changer de mention jusqu’à son quatrième semestre, grâce à un socle commun. À quoi cela pourrait-il ressembler dans vos disciplines ?

La spécialisation progressive existe depuis longtemps. La formation des étudiants de licence ne se limite pas à une discipline : elle comprend des fondamentaux ou majeures, liés à un champ disciplinaire, certes, mais aussi une langue vivante obligatoire, de l'informatique, de la méthodologie, une réflexion sur l'orientation et, selon les universités, des unités d’enseignement d’ouverture à d'autres champs. Ces dernières sont communes ou transférables à plusieurs parcours de licence.

Les réorientations sont déjà possibles, principalement à la fin du premier semestre ou en fin de licence 1, en rattrapant évidemment certains cours si les parcours sont différents. Il existe pour cela des accompagnements et des cours de soutien. C’est une bonne chose de renforcer ces passerelles. Cependant, nous remarquons qu'en fin de semestre 1, très peu d’étudiants souhaitent se réorienter de la sorte.

En revanche, nous n’allons pas proposer une première année de licence généraliste qui serait un second lycée, avec un peu de chacune des matières d’ALLSHS ! Sinon, on abolit les disciplines et on fait de "la soupe". De toute façon, ce n’est pas ce qui nous est demandé.

Il faut noter que le cadre national ne prévoit pas un tronc commun, mais un socle commun de compétences, ce qui est différent : les compétences ne sont pas des disciplines mais bien des outils qui peuvent se développer par et dans un contexte disciplinaire ou pluridisciplinaire.

Nous n’allons pas proposer une L1 généraliste qui serait un second lycée, avec un peu de chacune des matières d’ALLSHS

Cette réforme de la licence ne va-t-elle donc rien changer ?

Si, car il y a toujours de nouveaux projets à construire. Nous réfléchissons en ce moment à des parcours mêlant une ou deux langues vivantes avec l’information-communication, très à la mode actuellement.

Tout cela naîtra de projets d’équipes, avec une vraie réflexion sur la cohérence de tels parcours. C’est de cette manière qu’ont été créées, il y a trente ans, les licences LEA (langues étrangères appliquées), où s’associent deux langues vivantes avec du droit, des sciences économiques ou de la comptabilité, et qui connaissent un grand succès. Ou encore, aujourd'hui, la licence "humanités", développée dans plusieurs établissements, qui réunit histoire, philosophie et lettres classiques. Il en existe bien d'autres dont nous parlerons au Congrès de Grenoble.

Lire aussi
- Le communiqué des Conférences CDUL, CDUS, CDD FSEG, droit-science politique (mars 2014 - pdf)
- La page "personnelle professionnelle" de Françoise Dubosquet sur le site de l'université Rennes 2 (CV et activités de recherche).

- Les billets de Pierre Dubois : J’ai mal à la licence ! et Licence : domaines, mentions, et…
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