Xavier Albanel, sociologue : «Evaluer les enseignants n’est pas une priorité. Ils ont besoin d’un accompagnement pédagogique»

Propos recueillis par Isabelle Maradan Publié le
Le projet d’une évaluation des enseignants par les chefs d’établissement , dévoilé la semaine dernière, suscite la polémique. Au-delà de l’accroissement du pouvoir des chefs d’établissement, ce projet est porteur d’une nouvelle vision de l’école, explique Xavier Albanel, auteur d’un ouvrage sur Le travail d’évaluation - l’inspection dans l’enseignement secondaire*.

Vous avez suivi les inspecteurs dans leur travail d’évaluation des enseignants dans le cadre de votre thèse de doctorat. Diriez-vous que l’inspection est aujourd’hui satisfaisante ?

Le double rôle de l’inspecteur biaise tout. Ce qui pose actuellement problème, c’est qu’il est à la fois évaluateur, c’est-à-dire juge, et conseil. L’inspection poursuit aujourd’hui trois objectifs : le contrôle de la conformité des enseignements avec les programmes, l’accompagnement pédagogique et l’évolution de carrière, par le biais de la note, qui peut permettre de progresser plus vite en étant promu au choix ou au grand choix plutôt qu’à l’ancienneté.
Dans les faits, un enseignant se fait évaluer une fois tous les cinq ou dix ans, pendant une heure. Ramené à une carrière, cela fait entre huit et dix heures d’inspection seulement. C’est très limité !
Et comment un professeur pourrait-il avouer ses faiblesses quand il sait qu’il va être jugé ? Seule une relation d’entière confiance permettrait de rendre l’inspection utile en termes d’accompagnement.

Les enseignants feraient-ils davantage confiance à un chef d’établissement, qui les connait mieux qu’un inspecteur, pour les évaluer - comme le prévoient les projets d'arrêté et de décret publié le 15 novembre dernier par le Café pédagogique ?  

Aujourd’hui l’avis du chef d’établissement compte. Il délivre une note administrative portant sur l’assiduité, la ponctualité et le rayonnement, qui vaut pour 40% dans la note d’inspection. Et l’inspecteur le rencontre toujours avant de se rendre dans la classe de l’enseignant.
Mais laisser l’évaluation aux seuls chefs d’établissements poserait un vrai problème de confiance. Ils ne seraient pas plus aptes à les évaluer, et encore moins à les conseiller, qu’un inspecteur. Au contraire ! Imaginons un principal ou un proviseur qui a été professeur de biologie. Comment peut-il évaluer un professeur de philosophie ?
Les enseignants légitiment les inspecteurs par le biais du disciplinaire, parce que l’inspecteur les évalue dans la matière dans laquelle il a lui-même enseigné. Et parce qu’il est capable d’apporter un éclairage sur la façon de poser une problématique sur tel ou tel cours, sur les moyens mis en œuvre par le professeur pour atteindre ses objectifs, sur l’utilisation des documents,...
Par ailleurs, les relations personnelles pourraient s’immiscer dans l’évaluation de l’enseignant, alors qu’un conflit avec un chef d’établissement, par exemple, n’a souvent rien à voir avec la façon d’enseigner. Malgré la duplicité de son rôle actuel, l’inspecteur représente tout de même une certaine idée de neutralité, parce qu’il s’agit d’une personne extérieure au collège ou au lycée.


Ce n’est donc pas l’idée de réformer l’évaluation des enseignants mais la réforme proposée qui vous semble inappropriée…

Les objectifs de l’évaluation sont aujourd’hui partiellement remplis, mais la réforme envisagée ne les amélioreraient en rien, surtout s’ils restent les mêmes.
Que l’évaluation ait lieu tous les trois, cinq ou dix ans, ne change pas le problème non plus. Si l’évaluation telle qu’elle est ne fonctionne pas bien : supprimons-la et remplaçons-la par de vrais conseils ! Noter, évaluer, juger les professeurs n’est pas une priorité. Ce dont ils ont besoin, c’est d’un accompagnement pédagogique.

S’il ne vise pas une amélioration de l’évaluation des enseignants, quelle lecture faites-vous de ce projet ?

Le projet est assez flou. Un « processus d’auto-évaluation » est, par exemple, évoqué, sans qu’il soit défini. Mais ce que l’on comprend très bien en lisant ce projet, c’est que le chef d’établissement aurait davantage de poids. Cela va avec l’idée d’un super chef d’établissement recrutant les enseignants lui-même et dirigeant son établissement comme une entreprise. Or, la matière de l’école n’est pas la matière de l’entreprise et la progression des élèves ne se mesure pas comme un profit ! L’école, la transmission du savoir, l’apprentissage de la citoyenneté, ne sont pas des produits, et, si ce sont des services, ce ne sont pas des services comme les autres.
Quant à la capacité d’un professeur à faire progresser ses élèves, quels seraient les moyens dont on dispose pour la mesurer ? On pourrait mesurer collectivement les résultats obtenus sur un établissement par rapport aux résultats attendus. Pour le reste, je ne vois pas…
Et je connais, par exemple, des enseignants qui commencent l’année en mettant des mauvaises notes et ont tendance à les augmenter pour valoriser les élèves et les encourager.

Ce qui explique l’opposition des enseignants à cette réforme…

Les enseignants ont peur de cette réforme, parce qu’ils voient bien que le but n’est pas d’en faire un système d’évaluation plus efficace, mais d’accompagner le changement vers une nouvelle vision de l’enseignement et de l’école. Jusqu’alors, l’inspection véhiculait une vision du travail centrée sur la classe et l’autonomie de l’enseignant, plus que sur la place du professeur dans l’établissement et dans l’équipe.
J’y vois aussi un effet d’annonce à six mois des élections présidentielles. La plupart des gens ne savent pas trop comment les enseignants sont évalués aujourd’hui et cette annonce fait passer l’idée de « réforme », c’est-à-dire l’idée que tout système nouveau aura des vertus supérieures à celui qui ne va pas. De plus, il est question d’ « évaluation » et comme il y a une vraie culture de l’évaluation, ce terme renvoie également à quelque chose de positif.
Reste qu’il y a déjà eu beaucoup de projets de réforme de l’évaluation des enseignants et que je ne suis pas certain que celui-ci aboutisse non plus.

* Le travail d’évaluation - l’inspection dans l’enseignement secondaire publié en 2009 aux Editions Octarès

Propos recueillis par Isabelle Maradan | Publié le