L’entrepreneuriat comme solution à la crise : n’est-il pas temps de revoir certaines manières de l’enseigner ?

Dominique Vian Publié le
Si la nécessité de former les jeunes à l'entrepreneuriat fait aujourd'hui consensus, les pratiques pédagogiques reposent largement sur des idées reçues qui peuvent en réalité entraver l'innovation : tel est le propos que développe, dans une tribune pour EducPros, Dominique Vian, professeur associé à Skema Business School.

Les crises actuelles en Europe occidentale et notamment la crise économique nous poussent à rechercher des solutions efficaces. Parmi celles-ci, l’entrepreneuriat est perçu comme une très bonne réponse, notamment face aux problèmes de l’emploi. C’est sans doute pour cette raison que le gouvernement  essaie de ne pas froisser les entrepreneurs, comme dans le cas des pigeons pour des raisons fiscales, où de la très délicate réforme du statut des auto-entrepreneurs. Cependant, autant de sollicitudes ne devraient pas faire oublier où se situent les vrais problèmes, notamment la formation des futurs entrepreneurs.

L’entrepreneur suscite un fort imaginaire qui renvoie à de nombreuses croyances dont beaucoup sont fausses. N’y aurait-il pas nécessité de les remettre en cause pour capter l’attention des futurs entrepreneurs et surtout ne pas les en dissuader. Il y a de bonnes raisons de penser que certaines manières d’envisager la formation sont contre productives sur ces deux points.

Dans l’imaginaire collectif, il y a l’idée que l’archétype de l’entrepreneur est celui qui aurait un goût prononcé pour le risque. Pourtant, des travaux de recherche récents montrent tout simplement le contraire, à savoir que l’entrepreneur serait celui qui n’envisage que des risques acceptables, c’est-à-dire, ce qu’il est prêt à perdre[1].

D'après des travaux de recherche récents, l’entrepreneur serait celui qui n’envisage que des risques acceptables

Une autre idée, aussi bien ancrée, serait que l’entrepreneur dispose d’une capacité à prédire l’avenir, une sorte de don de divination. Pourtant, les entrepreneurs qui connaissent le succès se méfient très majoritairement de la prédiction du futur[2].

Les conséquences de l’inversion de ces deux idées sont très importantes. Celles-ci remettent en cause le concept de vision, mais aussi l’exercice qui consistera à déterminer un chiffre d’affaires dans le futur, particulièrement quand l’entrepreneur est en situation d’innovation.

Le concept de vision est très souvent enseigné en utilisant la définition de Louis Jacques Filion : "C’est une image de l’entreprise projetée dans le futur. C’est l’endroit où on veut entraîner l’organisation (…) c’est l’image projetée dans le futur de la place qu’on veut voir occupée éventuellement par nos produits sur le marché"[3].

L’impact de cette définition est déterminant sur le candidat entrepreneur qui ne disposerait pas de cette capacité, celle d’imaginer précisément  ses futurs produits. En effet, celui-ci sera peut-être enclin à penser que s’il n’en est pas capable, l’entrepreneuriat n’est résolument pas fait pour lui. Je préférerai, en ce qui me concerne, une autre définition, probablement plus proche de la réalité et qui n’aurait pas de conséquence dommageable. Envisager simplement le concept de vision comme l’aptitude à détecter, au présent, des changements qui s’opèrent ou à opérer. Il s’agirait alors d’une capacité à ressentir des "possibilités", dans l’aujourd’hui et maintenant, permettant d’envisager un futur désirable.

C’était sans doute le cas de Steve Jobs qui, loin de pouvoir disposer d’une image mentale de l’iPhone dix ans auparavant, avait repéré que les interfaces hommes/machines gagneraient à devenir plus intuitives. Il percevait cette condition comme nécessaire à l’émancipation du marché de l’époque, celui des équipements informatiques individuels.

L’interview des grandes figures d’innovateurs sur leur histoire a de quoi surprendre quand ils nous font savoir que ce qui les a guidés, c’est davantage le sens à faire les choses, la possibilité de les faire, et non pas la nécessité de disposer d’une image précise du résultat qui devra être atteint dans le futur.

Que dire alors du questionnement systématique du candidat entrepreneur qui doit déterminer le chiffre d’affaires qu’il prétend atteindre dans les trois prochaines années ? Si l’entrepreneur expérimenté ne travaille que selon le principe du risque acceptable, pourquoi les outils de la finance entrepreneuriale ne devraient-ils pas correspondre à ce principe ? Beaucoup diront que les acteurs du financement obligent à recourir à l’exercice de la prédiction, ce qui est exact. Doit-on pour autant céder à ce dictat ?

Au travers de ces deux exemples, le moment n’est-il pas venu de reconsidérer la façon dont l’entrepreneuriat est enseigné ? Ne devrait-on pas libérer l’esprit entrepreneurial qui sommeille en chacun, au lieu de le contraindre par des idées reçues ou des pratiques qui pourraient détourner malencontreusement tant de candidats entrepreneurs ?

Des recherches récentes en entrepreneuriat changent notre regard et permettent d’envisager d’autres approches. Par exemple, il est possible d’apprendre à naviguer dans des contextes organisés en cascade. Le domaine d’innovation de Steve Jobs n’était pas celui des équipements informatiques mais bien celui des interfaces hommes/machines. Pendant ce temps, plusieurs acteurs du marché se limitaient à perfectionner leur téléphone portable avec de plus en plus de difficultés à se différencier. Qu’attendons-nous pour considérer ces nouvelles approches et les enseigner ?


[1] Read, Sarasvathy et al. (2011)

[2] Sarasvathy, (2001)

[3] Filion, L. J. (1989)

Pour en savoir plus
Les travaux de Dominique Vian portent sur l’entrepreneuriat et l’innovation, en particulier la cognition entrepreneuriale, c’est-à-dire la façon dont les entrepreneurs pensent. Il est l’auteur d’Isma 360, la boussole de l’entrepreneur innovateur, à paraître le 1er septembre 2013 aux Editions de Boeck.

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