Les enseignants formés aujourd'hui enseigneront à nos petits et arrière-petits-enfants, qui eux-mêmes exerceront leur vie active jusqu'à l'horizon 2100. On prend la mesure des enjeux quand on pense à l'enseignement reçu par nos arrières grands-parents, dans un monde qui ne semble pas avoir cessé d'évoluer depuis, loin s'en faut.
Réfléchir à l'éducation dont auront besoin les élèves du futur nécessite de commencer dès aujourd'hui à penser également la formation des enseignants du futur, sur la base de la vision simultanée d'un avenir désirable et d'une société adaptée aux transformations du monde. C'est pourquoi nous pensons que les institutions de formation d'enseignants doivent développer une vision prospective forte et pas seulement une stratégie adaptative.
Après un premier article sur le sujet, et au moment de la parution du rapport "Vers une société apprenante", commandé par la ministre Najat Vallaud-Belkacem au chercheur François Taddei et au Conseil national de l'innovation pour la réussite éducative, il nous a semblé utile de compléter les propositions énoncées par quelques réflexions orientées spécifiquement vers la formation des enseignants de demain.
Ces propositions ont pour objectif de stimuler la réflexion sur ce qui devrait à notre avis constituer un débat de société plus vif qu'il ne l'est actuellement : à quoi et comment voulons-nous que soient formé(e)s les enseignant(e)s du 21e siècle ?
Apprendre à vivre ensemble dans un monde en crise
Extension des mobilités et des flux migratoires, ghettoïsation des banlieues et chocs interculturels urbains, tentation du repli identitaire, montée des populismes et des intégrismes religieux... Autant de tendances qui menacent notre capacité à vivre ensemble et qui nécessitent peut-être de construire des compétences sociales qui, jusqu'à présent, n'étaient pas nécessaires ou allaient de soi.
Nous avons bien sûr besoin d'une éducation interdisciplinaire et systémique, pour penser le monde dans sa diversité et sa globalité et permettre ainsi aux élèves de comprendre d'où ils viennent et dans quelle société ils vivent.
Mais pour construire une société véritablement multiculturelle, humaniste, tolérante et ouverte à l'altérité, il nous faut également stimuler auprès des futurs enseignants la capacité de travailler sur les valeurs et les croyances, et pas uniquement sur les faits et les connaissances. Il nous faut les outiller pour qu'ils sachent promouvoir une culture de l'écoute et de l'échange, ainsi qu'une écologie relationnelle que certains psychologues appellent de leurs vœux depuis des années.
Pour construire une société véritablement multiculturelle, humaniste, tolérante et ouverte à l'altérité, il nous faut stimuler auprès des futurs enseignants la capacité de travailler sur les valeurs et les croyances.
Parce qu'on est moins radical lorsqu'on peut s'exprimer et qu'on se sent écouté, parce qu'on a moins peur de l'autre lorsqu'on peut lui parler et commencer à le comprendre, proposons-leur des outils pédagogiques conçus pour développer l'écoute et l'empathie de leurs élèves plus que la rhétorique et la sophistique, pour développer les intelligences émotionnelle et relationnelle autant que rationnelle.
Exploiter de nouveaux régimes de connaissance
Avec le développement des sciences de la cognition et des learning analytics, qu'accompagne celui d'une evidence based education (sur le modèle de l'evidence based medicine), les connaissances en sciences de l'éducation sont probablement sur le point de vivre une révolution conceptuelle et méthodologique.
Cette dernière nécessite d'une part d'anticiper et de se tenir informés des avancées scientifiques correspondantes (ce qui justifie notamment la tertiarisation de la formation enseignante telle qu'elle se déploie dans les pays occidentaux), mais également et surtout de s'obliger à la plus grande prudence vis-à-vis de connaissances académiques souvent non éprouvées, mal comprises ou détournées.
Dénoncer les "neuromythes" et démystifier des pratiques scientifiquement douteuses nous semble aussi important que de promouvoir les connaissances sur le cerveau.
Dénoncer les "neuromythes" et démystifier des pratiques scientifiquement douteuses (telles que le "brain gym", pourtant déjà enseigné dans les écoles) nous semble dès lors aussi important que de promouvoir les connaissances sur le cerveau.
Construisons donc des référentiels de compétences des enseignants en formation qui intègrent les résultats utiles et stabilisés des sciences cognitives, jetons les bases d'une neuroéducation si une telle perspective est possible, mais prenons surtout acte du fait que les connaissances sur le cerveau qu'ils devront intégrer à leurs pratiques professionnelles futures n'existent pas encore.
Apprenons-leur, dès lors, à se repérer dans la masse d'informations à la mode produites par les vendeurs de solutions pédagogiques miracles et donnons-leur les moyens de distinguer ce qui est vraiment fiable de ce qui ne l'est pas, par une formation épistémologique autant que pédagogique.
Former à la recherche par la recherche
La diversification des sources de savoirs et des régimes de production de "vérités", notamment à travers le web 2.0 et les médias sociaux, impacte aujourd'hui dramatiquement les métiers de l'enseignement.
Presque uniquement centrés sur les connaissances il y a encore quelques décennies, les enseignants sont de plus en plus souvent appelés à guider la construction des opinions de leurs élèves et doivent désormais endosser également le rôle de ceux qui accompagnent, qui guident et qui contrôlent la validité des sources d'information alternatives à l'école. "A guide on the side rather than a sage on the stage", comme aiment à le dire les Anglo-saxons.
Pour accompagner cette transition, les institutions qui les forment doivent promouvoir une éducation d'ordre épistémologique et sociologique, relative à la connaissance et aux conditions de production et de validité de cette dernière. À travers une formation réflexive et critique, un objectif à atteindre serait dès lors de donner aux enseignants une compréhension de la manière dont les savoirs qu'ils devront enseigner ont été produits d'une part, et de la raison pour laquelle ces savoirs sont robustes et fiables d'autre part.
Donner aux enseignants une compréhension de la manière dont les savoirs qu'ils devront enseigner ont été produits, et de la raison pour laquelle ces savoirs sont robustes et fiables.
Nous soutenons notamment que seules les connaissances produites par les "études de science" ou science studies (et notamment la philosophie des sciences, en commençant par les travaux de Karl Popper) peuvent véritablement permettre de disqualifier les théories du complot et autres fausses théories ou pseudosciences, telles que les théories créationnistes auxquels sont confrontés nombre de professeurs de biologie.
Car pour accroître la crédibilité du savoir scientifique et la confiance en la recherche auprès des élèves, il est plus efficace d'expliquer ses conditions de production et les raisons de sa robustesse que de le marteler avec autorité.
Là encore il est possible de s'appuyer sur le mouvement de tertiarisation, à travers la formation "à la recherche et par la recherche" : il ne s'agit en l'occurrence pas tant de demander aux futurs enseignants de produire de nouvelles connaissances de recherche en pédagogie que de les initier aux modes de production de la connaissance en les incitant notamment à lire la littérature scientifique, à produire des mémoires relatives à leur propre pratique, à s'initier à l'épistémologie, à la notion de vérité, à la scientificité des théories...
La révolution numérique
La révolution des savoirs évoquée plus haut s'accompagne d'une révolution des usages individuels du numérique, non seulement au niveau de la consultation et de la production des connaissances, mais également au niveau des usages sociaux et communicationnels qu'ils permettent dans la sphère privée.
Ce mouvement de fond provoque un changement majeur au niveau de la classe : les outils numériques n'y sont plus cantonnés et, bien plus, leurs usages individuels domestiques devancent les usages scolaires. La dématérialisation et la délocalisation des connaissances qui font évoluer le statut de la parole de l'enseignant s'accompagnent donc de la transformation des outils de communication, d'information et de socialisation qui bousculent en outre leurs pratiques pédagogiques mêmes.