"Vers un changement d’ère pour les business et management schools ?"

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Alors que, dans les écoles de commerce, la recherche avait pris le pas sur la proximité avec les entreprises, il est temps de repenser les activités des enseignants et la pédagogie de manière à rééquilibrer les dimensions académique et professionnelle : tel est le point de vue que défend, dans une tribune pour EducPros, Loïc Plé, professeur associé à l'IESEG et responsable du CETI (Center for Educational and Technological Innovation).

C’est devenu un truisme de dire que l’enseignement supérieur connaît actuellement une vague de mutations d’une ampleur peut-être sans précédent : e-learning, mobile learning, classe inversée (flipped classroom), et bien évidemment MOOC ne sont que les exemples les plus emblématiques de ces changements en cours. Il en est un autre qui pointe et qui, bien que rattaché aux précédents, s’en distingue par son côté "retour vers le futur" : le mouvement dit de "Competency-Based Education" – autrement dit, une formation qui met au premier plan moins les connaissances académiques que les compétences des apprenants dans un contexte réel ou proche du réel.

Ce mouvement n’est pas nouveau. Il consiste simplement à remettre au cœur de l’apprentissage un certain pragmatisme, dont d’aucuns considèrent qu’il avait déserté au moins partiellement les enseignements délivrés dans des écoles dont la finalité première est pourtant de former des managers et acteurs du changement – lesquels sont donc fondamentalement tournés vers l’action.

des enseignants d'abord tournés vers la recherche

Ce délaissement fut le pendant de la montée en puissance des organismes de classements et d’accréditations, logiquement accompagnée de la création et la mise en place de critères "objectifs", ou du moins objectivables, et donc pour la grande majorité d’entre eux quantitatifs. Il s’agissait en effet d’une étape incontournable pour comparer les établissements entre eux et instaurer des standards de qualité sectoriels. En a résulté un très fort développement d’indicateurs centrés sur la production et la productivité des professeurs de ces écoles en recherche (nombre de publications dans des revues à comité de lecture, qualité des publications selon les revues,  nombres de citations, etc.).

Le corollaire fut une certaine "professionnalisation" (certains diraient au contraire une "déprofessionnalisation") du corps professoral des écoles de commerce. Largement dominé voilà quinze ou vingt ans par des professionnels issus du monde de l’entreprise, ledit corps professoral a progressivement évolué, pour répondre aux exigences des classements et organismes accréditeurs, vers un public de chercheurs d’une indéniable qualité académique, mais parfois trop éloignés, sinon déconnectés, de la réalité des entreprises.

De surcroît, le primat accordé à la recherche sur la pédagogie ("objet" trop malléable et trop peu objectivable pour faire l’objet de comparaisons – d’ailleurs, les classements s’appuient là encore soit sur des publications telles que les études de cas ou sur des ratios nombre de professeurs / nombre d’étudiants, n’ayant pas encore trouvé la martingale de l’objectivation de la qualité pédagogique, tant cela est complexe) a abouti à une autre critique, de la part des étudiants cette fois-ci, reprochant à certains de leurs enseignants de trop se focaliser sur leur recherche au détriment de leurs enseignements.

les compétences désormais mises en avant

Ce bref rappel "historique" des transformations de notre secteur d’activité éclaire le mouvement de "Competency-Based Education" qui émerge un peu partout sur la planète actuellement, et dont l’analyse est particulièrement intéressante pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, il intervient en réaction à l’importance excessive qu’avait prise la recherche académique, au détriment de la pédagogie ou de la recherche dite "appliquée", à visée plus managériale. Remarquons en outre que ce mouvement touche aussi la recherche comme le montrent les axes "research for business" que plusieurs écoles mettent de plus en plus en avant.

Ensuite, ce mouvement pénètre d’ores et déjà les MOOC, dispositifs pédagogiques dont la caractéristique première est pourtant de promouvoir la diffusion de connaissances pures plutôt que de favoriser le développement de compétences actionnables. Par exemple, en France, le récent MOOC sur l’effectuation mené par Philippe Silberzahn a fait travailler les apprenants sur des projets concrets d’entreprises.

Plus poussé encore, le renouvellement de son business model par Udacity est extrêmement intéressant. Le site propose maintenant explicitement aux participants des MOOC de "faire avancer leur carrière à travers des cours en ligne basés sur des projets" ("Advance Your Career Through Project-Based Online Classes"). Les contenus diffusés via la plate-forme sont créés en partenariat étroit avec (voire par) des entreprises du monde des nouvelles technologies (Google, Nvidia, At&t, Salesforce, etc.), lesquelles font donc travailler les apprenants sur des problématiques qui leur sont propres (au passage, ces cours sont également utilisés en interne par ces entreprises pour la formation de leurs propres employés). Et Udacity insiste sur le fait que les  participants peuvent dorénavant bénéficier d’un "coaching personnalisé" – palliant ainsi un des gros reproches faits aux MOOC, à savoir l’absence d’encadrement.

Enfin, il correspond à l’émergence d’une multitude de start-ups, dotées de moyens plus ou moins importants, qui attaquent chacune de leur côté une partie du pré-carré que s’étaient octroyés les établissements d’enseignement supérieur de manière générale, et les écoles de business et de management en particulier. Si certaines de ces start-ups se focalisent sur l’utilisation de la technologie au profit de l’éducation, d’autres vont plus loin et ne font de cette technologie qu’un moyen au service d’un projet bien plus ambitieux. C’est le cas de 42, école créée par Xavier Niel, mais aussi de 2U, du projet Minerva sur le point de voir le jour, ou de General Assembly. Bien que leurs modalités de fonctionnement diffèrent, ces projets affichent tous l’ambition de faire travailler leurs étudiants sur des problématiques réelles, en les mettant en contact quasi-permanent avec des problématiques terrain. L’apprentissage est ainsi ancré dans la pratique, tandis que la théorie (quand elle existe !) est acquise la plupart du temps en flipped learning (par exemple, via des MOOC, ou via des modules développés en interne).

Retrouver un équilibre entre recherche, pratique et pédagogie

Pour être efficace, la CBE nécessite un fort accompagnement des étudiants et une sensibilité vis-à-vis du monde de l’entreprise, ce qui peut représenter un défi pour des écoles (et donc les professeurs) dont le métier a évolué très fortement vers la recherche. Attention, il ne s’agit bien sûr pas d’être caricatural : l’enseignement dispensé dans ces écoles n’est pas purement théorique, loin s’en faut ! Mais les modèles économiques en vigueur privilégiant indéniablement la recherche, pour les raisons expliquées précédemment, ont influencé lourdement les recrutements et les modes d’organisation.

Revenir vers une position plus équilibrée entre recherche, pratique et pédagogie ne se fait donc pas en un tournemain, car cela implique des changements culturels, organisationnels, de nouveaux modes d’évaluation (évaluer avec une note la qualité d’un travail réalisé pour une entreprise est moins aisé que d’évaluer une copie), voire des changements architecturaux pour favoriser la collaboration et les échanges.

Mais les écoles n’ont pas le choix. Tout d’abord, pour faire face à cet environnement mouvant et affronter la concurrence d’un nouveau genre de ces start-ups, encore inimaginable voilà cinq ans. Mais aussi pour répondre toujours mieux aux besoins des entreprises. Ces dernières, au-delà des compétences techniques et fonctionnelles délivrées à nos étudiants, attendent de ceux-ci qu’ils disposent de compétences plus transversales : travail collaboratif, recherche d’informations pertinentes permettant de prendre rapidement des décisions, etc. Or, de telles exigences sont inhérentes aux fondements du modèle économique des start-ups mentionnées plus haut. Pour illustration, les quatre piliers du projet Minerva sont "l’esprit critique, l’utilisation des données, la compréhension des systèmes complexes, et entraîner (sous-entendu : ses équipes et les autres) grâce à une communication efficace".

Soyons honnêtes : les écoles ont globalement commencé à répondre à ces nouveaux impératifs – ce qui est plutôt rassurant. La question est de savoir si, au regard des challenges et résistances qui les attendent (qui risquent donc de les ralentir face à des acteurs très agiles et évoluant rapidement), elles auront les moyens d’aller au bout du processus – ou plutôt, jusqu’à quel point faut-il aller dans ce processus ? Il ne s’agit pas de retomber dans un excès inverse au prétexte que la recherche aurait pu phagocyter les autres activités des professeurs, mais bien de trouver un juste équilibre entre celles-ci. Cet équilibre ne saurait se faire qu’en cohérence avec la mission des écoles de business et de management, leur rôle vis-à-vis de la société, que l’ensemble de ces mutations interroge profondément sur les dimensions recherche, pratique et pédagogie.

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