En fac de droit, le grand chamboulement de l’IA

DOSSIER. Parce que les outils de l'intelligence artificielle sont devenus courants pour les étudiants, les facultés de droit doivent faire évoluer leurs contenus comme leurs modalités d’évaluation. Avec un objectif exigeant : former les juristes à ces outils sans les rendre dépendants.
Sur le compte TikTok de Lola, les vidéos défilent. Dans plusieurs d'entre elles, des étudiants et influenceurs spécialistes des études de droit parlent des derniers outils de l’intelligence artificielle pouvant aider les étudiants. "Je connaissais ChatGPT, j’ai découvert ChatPDF pour analyser et synthétiser des documents, mais surtout Juriv’IA, qui est très spécialisé dans le droit", explique l’étudiante en première année de droit à Paris (75). Comme beaucoup de ses camarades de promotion, elle utilise l’IA pour ses études.
Dans un rapport d’information déposé au Sénat le 18 décembre 2024 et intitulé : "L’intelligence artificielle générative et les métiers du droit : agir plutôt que subir", les rapporteurs jugent "assez certain que ces outils ont été largement adoptés par les étudiants en droit depuis le lancement de ChatGPT, fin 2022". Interrogée dans ce rapport, l’université Panthéon-Assas soutient que les étudiants qui n’ont jamais fait appel à l’IA "sont une petite minorité", certains ayant même "confié la rédaction de tout ou partie de leur mémoire de fin d’année à ChatGPT.
"Bien sûr que l’on s’en sert pour nos études, tranche Léo, étudiant en troisième année à Lille (59). Cela permet d’avoir une aide ponctuelle pour des recherches, des corrections orthographiques. Mais ce n’est pas de la triche. En même temps, quel étudiant avouera qu’il triche avec l’IA ?" sourit-il.
IA, outils de triche ou aide ?
Dans les formations de droit, l’impact de l’IA "dont on commence à prendre conscience, pousse à une évolution des évaluations", explique Anaïs Danet, doyenne de l’université de Reims (51) qui dirige un groupe de travail dédié à l’IA au sein de la conférence des doyens.
Pour Raphaël Maurel, maître de conférences en droit public à l’université de Bourgogne (21), "les devoirs maison vont être amenés à disparaître pour être remplacés par d’autres modalités d’évaluation." L’enseignant a trouvé un nouvel exercice sur lequel faire plancher ses étudiants : les faire commenter avec un œil critique un travail juridique effectué par une IA. "Comme ça, ils constatent les manques et les biais de ces outils."
Un flou perdure quant aux usages de ces outils, pointe Anaïs Danet. À quel moment parler d’aide et à quel moment parler de fraude ? "Tout dépend du cadre de l’usage, répond la doyenne. Il faut que les universités définissent un cadre précis pour marquer là où il y a triche. L’essentiel est que l’étudiant sache expliquer et défendre son argumentation, quand bien même celle-ci a été créée avec l’aide de l’IA."
Des compétences en IA à intégrer dans la formation
L’IA a également des conséquences sur la formation en droit, ne serait-ce que pour les enseignements de droit du numérique. "En cours, lorsque je parle de l’IA, c’est en tant qu’objet. Donc à travers les risques techniques et le caractère personnel des données utilisées", explique Ludovic Pailler, directeur du master droit et activités numériques à Lyon 3. "Il s’agit de former les étudiants afin qu’ils comprennent le fonctionnement de ces outils et les questions éthiques que peuvent poser leurs usages." Pour les sénateurs, il est important que les formations juridiques continuent d’accompagner ce mouvement "sans rendre dépendants les futurs juristes à ces nouveaux outils".
Mais comment former les étudiants à ces outils ? Et à quel niveau les intégrer dans la formation ? Au sein du groupe de travail dédié, un consensus est apparu. "Nous pensons qu’il ne faut pas former les étudiants à ces outils avant le master, explique Anaïs Danet. Il convient que les étudiants aient déjà acquis de solides connaissances en droit pour apprécier le rendu de ces outils." Apprendre à écrire un bon prompt, connaître les avantages de chaque outil, sont autant de compétences qui peuvent intéresser les futurs employeurs. "D’ailleurs, je n’imagine pas finir mes études de droit sans avoir eu des cours sur l’IA", tranche Lola.
L'IA, un risque pour l’insertion professionnelle ?
Pour autant, Lola et Léo ne cachent pas leur inquiétude face à ces outils, craignant qu’ils ne détériorent leur insertion professionnelle. "Si l'on réfléchit, lors de nos premiers stages, on nous demande de faire des missions que l’IA peut faire, comme des recherches préparatoires ou des fiches synthétiques", précise l’étudiant lillois. C’est un risque que pointe également le Sénat qui craint une "réduction possible des embauches de stagiaires, en particulier dans les cabinets d’avocats".
Les juristes et avocats vont-ils être remplacés par l’IA ? se demandent les deux étudiants. Non, répond Raphaël Maurel. "Ces outils permettront d’optimiser le travail des juristes, mais ne donneront pas lieu à un travail juridique." Même réponse du côté de Ludovic Pailler : "L’IA ne sait pas raisonner juridiquement, elle n’est pas capable d’argumenter sur des questions nouvelles ou des opportunités." L’objectif des universités demeure de former les étudiants afin que ceux-ci présentent une vraie plus-value humaine à ces outils techniques.
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