Enquête

Presidentielle. Face au risque de l’extrême droite, les enseignants du supérieur "en position d’équilibriste"

REA MANIFESTATION LA SORBONNE AVRIL 2022
L'élection présidentielle s'est invitée dans les universités, comme à La Sorbonne où des étudiants ont manifesté leur mécontentement le 14 avril 2022. © Mathilde MAZARS/REA
Par Sarah Nafti, publié le 22 avril 2022
6 min

Les professeurs d'université peuvent-ils rompre leur devoir de réserve et appeler leurs étudiants au vote barrage ? Alors qu'il y a 20 ans la situation ne souffrait d'aucun dilemme, elle est plus délicate aujourd'hui : certains assument quand d'autres s'y refusent, mais adaptent leurs cours pour faire passer des messages aux étudiants.

Dans certaines universités, l’ambiance est électrique depuis le premier tour de l’élection présidentielle et l’accession, pour la troisième fois en 20 ans, du Rassemblement national au second tour.

Respect du devoir de réserve

Entre volonté de faire vivre le débat et respect du devoir de réserve lié à leur statut de fonctionnaire, les enseignants du supérieur adoptent "une position d’équilibriste", comme le dit Juliette Dumont, maîtresse de conférences en histoire contemporaine et enseignante à l’IHEAL (Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine). "Quelles que soient nos positions personnelles, nous ne pouvons pas appeler à voter pour tel ou tel candidat, explique-t-elle. En revanche, nous devons leur donner des clés, surtout lorsque nous enseignons les sciences humaines et sociales."
Après le résultat du premier tour, elle ne se voyait pas faire l’impasse sur le contexte, "d’autant plus que les étudiants sont en colère et ont besoin de parler". Cette spécialiste de l’Amérique du Sud a donc invité un réalisateur brésilien lors de son cours aux étudiants de master 1 pour "faire une analyse comparée de la montée de l’extrême droite entre le Brésil et la France".
"Ce cours a été un espace de discussion et de débat, pendant lequel il leur a dit clairement qu’il ferait barrage s’il était Français et pouvait voter". Hors de question pour elle de prendre position aussi directement : "Nous avons une autorité morale sur nos étudiants que nous ne devons pas utiliser pour les influencer."

Faire passer des messages via le cours

Adapter son cours pour éviter d'aborder directement la question du "barrage" est aussi une stratégie éprouvée par Aurélie*, doctorante en sciences politiques et chargée de TD. Elle a ainsi prévu un cours de sociologie électorale analysant les résultats avec ses étudiants au vu des reports de voix qui avaient eu lieu en 2017. Elle a également évoqué une étude retraçant l’évolution des prises de position du RN, relativisant sa prétendue "dédiabolisation".
"Je ne veux pas user de ma position pour les appeler à faire quoi que ce soit, explique-t-elle. Mais il y a des manières de les amener à se forger leur propre opinion." Cette question "délicate", "ne se pose pas qu’en période électorale, mais en préparation de tous les cours".

L'appel au barrage de plus en plus rare

Pour autant, certains n’ont pas hésité à appeler directement à voter contre l’extrême droite, comme Carine Bernault, présidente de l’Université de Nantes. Elle a envoyé un mail le 13 avril aux 40.000 étudiants et au personnel, les appelant à faire barrage contre le Rassemblement national. Une position qui a provoqué des remous, d’aucuns l’accusant de manquer à son devoir de réserve.
Le CA de l’université d’Angers a lui adopté une motion à l’unanimité appelant "la communauté universitaire à utiliser son vote en pesant la gravité du moment", rappelant que "l’extrême droite, ses valeurs et ses idées constituent une menace grave pour le service public de l’Enseignement supérieur et de la recherche". Des collectifs d’enseignants se sont également prononcés en faveur du vote barrage.
Ces positions, qui étaient très consensuelles il y a 20 ans, sont devenues plus rares. Pour le sociologue Ugo Palheta, maître de conférences à l’université de Lille 3, ce qui a évolué, "c’est l’image du Rassemblement national dans l’espace politique, qui apparaît comme un parti presque normal".

Qu'est-ce qui a changé depuis 2002 ?

Contrairement à 2002, il n’y a pas de mobilisation de masse contre l’extrême droite dans les universités, et les quelques mouvements spontanés sont réprimés ou interdits. Plusieurs universités ont fermé préventivement, parfois à la demande des pouvoirs publics. "Il y a une hantise de la mobilisation étudiante, constate-t-il. Les fermetures administratives de site sont absolument inédites. Il y a une politique très claire d’empêchement des mobilisations et donc de dépolitisation de la jeunesse."
Selon lui, cela accentue encore "le flou" entre "la droite macroniste et l’extrême droite", notamment parmi les étudiants mobilisés, qui dénoncent autant la politique libérale menée depuis plusieurs années que l’accession de l’extrême droite au second tour de l’élection.
Le milieu des enseignants-chercheurs se dit quant à lui "épuisé" par des années de désinvestissement financier, d’augmentation de leurs tâches et de précarisation accrue. Un contexte difficile qui affecte leur mobilisation, "même si l’extrême droite menace directement leurs intérêts, comme on a pu le voir en Hongrie ou au Brésil avec une remise en cause de certaines recherches, notamment dans les sciences humaines et sociales".
Ugo Palheta relève "une forme d’autocensure, bien plus forte que dans les années 2000", parmi les enseignants-chercheurs. Un constat "qui ne concerne pas uniquement la question de l’extrême-droite".
*Le prénom a été modifié

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