Portrait

Les 20 ans de Céline Lazorthes, fondatrice de Leetchi : "J’ai l’impression de changer le monde"

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À 19 ans, Céline Lazorthes a quitté Toulouse, sa ville natale, pour intégrer l’école d’informatique EPITA. Elle savait déjà qu’elle participerait à l’aventure Internet. © Audoin Desforges pour l'Etudiant
Par Nathalie Helal, publié le 05 juillet 2018
10 min

À 35 ans, la créatrice de Leetchi, le site de cagnotte en ligne qui réalise un milliard d'euros de volume d’affaires en 2017, revient sur son parcours d’étudiante geek, dont l’ambition était de changer le monde.

Quels souvenirs gardez-vous de vos premières années d’école ?

Un sentiment d’indépendance et de liberté ! C’est la raison pour laquelle j’aimais l’école : je me souviens que, dès la maternelle, à l’école de mon quartier du Busca, à Toulouse [31], je voulais rentrer seule à pied. J’habitais deux rues plus loin, mais évidemment, il n’en était pas question ! Très jeune, en CP [cours préparatoire] probablement, j’avais le sentiment de savoir lire, mais je faisais semblant de ne pas savoir. J’étais déjà assez impertinente, un de mes principaux traits de caractère.

Le passage en primaire a-t-il marqué un changement dans votre parcours ?

Je suis passée du public au privé, en rejoignant l’école Saint-Stanislas, à Toulouse. Mais j’ai davantage de souvenirs des moments passés en dehors de l’école : ma mère, cardiologue, était aussi une business woman. Elle avait monté avec ma grand-mère et ma tante, une chaîne de magasins Benetton, une franchise qui cartonnait à Toulouse. Les magasins étaient un peu ma deuxième maison, c’est là notamment que j’ai appris à lire. J’y passais beaucoup de temps, souvent postée près de la porte pour vérifier que les personnes ne partent pas avec des pulls volés dans le sac à main ! Mais, à cet âge-là, je pensais que je deviendrais médecin, ou alors que j’allais changer le monde.

Comment vous est venue la "bosse" du commerce ?

Directement ou indirectement, grâce à ma mère. Au labo où elle travaillait, elle avait à disposition des Palm Pilot [répertoires électroniques]. C’était un gadget génial, à l’époque. Je lui en avais piqué quelques-uns, que j’ai troqués à mes camarades de classe contre un Atari, un des premiers ordinateurs. Je suis en CE1, et mon business est déjà florissant !

Ça n’est pas du goût de la directrice, qui me convoque, en compagnie de ma mère, pour me sermonner et m’expliquer que l’école n’est pas un lieu de troc… Ma mère a joué le jeu devant la directrice, mais au fond, elle était fière de moi et m’a félicitée en sortant. En fait, j’avais vraiment la fibre commerciale, car je vendais aussi des coquetiers en bois, des tickets de tombola…

Quelles matières préfériez-vous ?

J’aimais beaucoup les maths, qui me semblaient très faciles. En revanche, je souffrais d’une dyslexie assez conséquente qu’on ne m’avait pas détectée. Mon père m’emmenait au théâtre, et m’avait aussi initiée à l’opéra – que j’adorais –, mais je n’avais pas eu le déclic littéraire.

Et vos années collège ?

Je suis retournée dans le public, dans le meilleur collège (et lycée de la ville), Pierre-de-Fermat. Et j’ai de nouveau ce sentiment que l’école est un lieu d’émancipation. Je profite à fond de cette autonomie, mais au fond, je passe à côté de ce qui est enseigné, hormis les maths. Je me souviens avoir fait des pieds et des mains pour échapper au grec et au latin, deux matières très prisées dans l’établissement.

Y a-t-il eu, au cours de votre scolarité, une rencontre déterminante avec un professeur ?

Oui, j’ai eu cette chance : en quatrième et en troisième, j’ai eu un enseignant de français qui a marqué ma vie : M. Philibert. C’était un homme assez provocateur, qui aimait nous interpeller, en nous disant qu’on ne connaissait pas plus de 500 mots… Résultat, il nous "challengeait" sans en avoir l’air ! Je crois qu’il était la première personne, dans le cadre scolaire, à nous considérer comme des adultes. C’est à partir de ces années-là, que j’ai commencé à m’intéresser davantage à la littérature : j’ai dévoré "Voyage au bout de la nuit" de Céline, "Les Nourritures terrestres" et "La Symphonie pastorale" d’André Gide…

Céline Lazorthes à 20 ans
Céline Lazorthes à 20 ans © Photo fournie par le témoin

Malheureusement, en seconde, les choses changent. Je tombe sur une professeure de français, qui est aussi ma prof principale, qui me torture. Elle n’aime pas les "filles et fils de", et me le fait savoir. J’étais pétrifiée sur ma chaise et glacée quand elle annonçait les notes. J’étais systématiquement saquée.

Elle a tout fait pour que je redouble, malgré mes excellents résultats en maths. J’ai donc redoublé, puis je suis passée en première S. En réalité, j’ai passé davantage de temps dans les cafés avec mes copains qu’à suivre les cours. Je faisais le minimum syndical ! Je change alors de lycée, et j’arrive au Caousou, une boîte privée, qui n’a pas la même culture de l’excellence mais qui me convient parfaitement. Admise en terminale S, je ne travaille pas et je décroche mon bac à la session de rattrapage. Je crois que s’il y avait eu l’option belote ou tarot, j’aurais été la meilleure !

Comment choisissez-vous votre orientation ensuite ?

En réalité, j’avais eu "la" révélation quelques années plus tôt, en 1998, quand j’étais en troisième. L’accès à Internet a changé ma vie ! J’ai découvert mon côté "geek" et j’ai compris que je voulais travailler dans ce domaine, sans bien savoir quoi y faire.

Au final, je suis montée à Paris, à l’EPITA [École pour l’informatique et les techniques avancées], une super école d’informatique au Kremlin-Bicêtre [94] dont j’intègre la classe prépa. Mes parents me paient un studio sympa et je n’ai pas à travailler en parallèle de mes études. Je m’épanouis en montant un bureau des élèves, et en en devenant la vice-présidente. Je m’éclate à trouver un logo, des sponsors, à organiser des événements… En même temps, je trouve le cycle ingénieur trop technique. Je ne veux pas devenir développeur, et passer ma vie à coder.

En avril 2003, un entretien avec une conseillère d’orientation, à l’extérieur de l’école, me fait bifurquer : elle me parle de l’IIM [Institut de l’Internet et du multimédia] du pôle universitaire Léonard-de-Vinci, à Paris-la-Défense [92], une école privée.

20 ans_Céline Lazorthes_Girl in Tech © Fourmy/Andia_PAYANT
20 ans_Céline Lazorthes_Girl in Tech © Fourmy/Andia_PAYANT © Fourmy/Andia

Après un deal passé avec mes parents, décidément très arrangeants, j’intègre l’école, directement en deuxième année, en septembre 2003. J’en sortirai diplômée en 2007, après avoir beaucoup travaillé, surtout en dehors de l’école : je crée plusieurs sites Internet en free lance, je fais le plein de conventions de stages. Bref, je suis la reine de la magouille !

Pourquoi avoir poursuivi vos études après ce diplôme ?

J’avais beaucoup aimé les cours concernant la création de business plan. J’avais fait mon stage de fin d’études durant six mois chez Eyeka, où il fallait fédérer une communauté de photographes et de vidéastes de qualité. Je me suis dit qu’il manquait quelque chose à mon parcours pour faire ce que je voulais. Donc, j’ai intégré HEC en master digital business, sur dossier et concours, tout en achevant mon stage chez Eyeka. Un vrai challenge tellement j’étais débordée de travail.

Comment vous est venue l’idée de créer Leetchi ?

En dernière année d’études, j’ai organisé le week-end d’intégration de la promotion. En clair, cela voulait dire : "Trouver un financement pour partir faire la fête !" J’ai compris à ce moment-là qu’il n’existait aucun service pour collecter de l’argent. Quand je suis sortie diplômée de HEC, en juin 2008, je tombe en pleine crise financière. Avec un marché aussi morose, les perspectives de trouver du boulot étaient minces.

Mes parents ont accepté de me sponsoriser un an de plus, le temps que je monte mon projet. J’ai travaillé sur un prototype, dessiné des maquettes, réfléchi et obtenu une aide étudiante de 20.000 € chez Ozéo. Pour le nom, je cherchais quelque chose qui évoque le bruit que font les pièces de monnaie lorsqu’elles s’entrechoquent, comme "cling"… Un soir, j’ai réuni des amis autour d’un apéro pour un brainstorming. Je voulais un nom court, facile à retenir et international. Un ami m’a dit : "Et pourquoi pas celui d’un fruit dans la lignée d’Apple ou Orange ?" On s’est dit que ça avait plutôt porté chance. C’est comme ça que Leetchi est né.

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui auraient envie de suivre vos traces ?

Il faut se lancer ! On apprend à marcher en courant, donc, il ne faut pas hésiter à changer son destin, à vouloir vivre ses rêves. Surtout quand on vient, comme moi, d’une génération qui n’a connu que la crise. Et il ne faut pas oublier que l’entrepreneuriat est un formidable ascenseur social. Aujourd’hui, avec ma société qui est présente dans 150 pays et qui compte 10 millions de clients, j’ai l’impression de changer le monde et de ne pas travailler.

Biographie express

1982 : Naissance à Toulouse (31).
2001 : Rejoint la prépa intégrée de l’EPITA (École pour l’informatique et les techniques avancées), au Kremlin-Bicêtre (94).
2003 : Entre à l’IIM (Institut de l’Internet et du multimédia) du pôle universitaire Léonard-de-Vinci (92).
2007 : Intègre le master digital business de HEC Paris.
2008 : Sort diplômée de HEC.
2009 : Crée Leetchi, la cagnotte en ligne.

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