Interview

Les 20 ans de Joann Sfar

Par Propos recueillis par Isabelle Maradan, publié le 13 janvier 2011
1 min

Il a commencé à dessiner des BD avant d’écrire. Son deuxième roman, Le plus grand philosophe du monde, sort le 5 juin 2014. À 20 ans, le futur dessinateur, scénariste et réalisateur cinéma se régalait en faculté de philosophie à Nice et rêvait d’entrer aux Beaux-Arts de Paris. Rencontre avec un artiste qui se revendique, non sans humour, "niçois et prétentieux".

Quels souvenirs gardez-vous de vos années lycée ?


En 2nde, on m’avait mis au lycée Massena, au centre de Nice, où il n’y avait pas de dessin. J’ai souhaité aller en 1ère au lycée Estienne-d’Orves, moins chic et périphérique, pour faire A3 (lettres et arts), avec 8h de dessin et 4h d’histoire de l’art par semaine. Scandale ! Les profs sont venus voir mon père pour lui dire qu’il faisait un choix dangereux en me laissant aller vers le dessin. Il m’a toujours beaucoup soutenu.



Vous étiez donc un très bon élève…

 
Toujours premier. 2ème, quand il y avait une tragédie. En dessous de 16/20, dans ma famille, ça s’appelle une mauvaise note. Mon père, avocat, figure très virile de beau mec, champion de ski nautique, avec des voitures de sport et toujours fourré avec des top models, était très exigeant. La contrepartie, c’est qu’à partir de 14 ans, je pouvais faire ce que je voulais, tant que j’étais 1er à l’école. J’étais prétentieux – je le suis toujours, mais maintenant ça fait artiste ! – et j’avais quand même beaucoup de copains. Nous étions tous très "niçois", bagarreurs, mais ne se disputant jamais. À l’époque, il y avait une vraie mixité dans les classes : des gamins de pompiers, des gosses du port, des petits bourgeois, comme moi, beaucoup de Juifs et d’Arabes… C’est l’époque de la Marche des beurs et le début de SOS Racisme.

À quel âge avez-vous commencé à dessiner ?

 
J’ai appris les bandes dessinées avant l’écriture. Mon grand-père m’achetait des BD de super-héros. J’ai toujours été heureux en dessinant. Mais, comme ma mère était morte d’une maladie foudroyante avant que j’aie 4 ans et que je dessinais des monstres, je terrorisais tout le monde. À 12 ans, j’ai eu la chance de rencontrer Edmond Baudouin, auteur de BD niçois. Son fils était dans ma classe. Il me donnait de très bons conseils pratiques. Il me suit encore… J’ai également adoré monsieur Biancheri, mon professeur de dessin au lycée. En parallèle, j’ai suivi les cours de la Villa Thiole, un lieu rétif à toute modernité, où le prof nous traitait d’Anglais quand on mettait trop de couleurs. Il me chouchoutait parce que j’étais le seul élève qui avait de l’avenir. Les autres avaient tous plus de 70 ans !

Vous aimiez le dessin et vous avez choisi de faire des études de philosophie après le bac. Pour quelles raisons ?

 
Mon père m’a dit : "Ok pour les Beaux-Arts, mais tu fais des vraies études à côté." Il aurait bien voulu que je reprenne son cabinet d’avocats, mais il n’a pas insisté. Il m’emmenait au tribunal assister à des audiences. Cela me plaisait, mais je ne me voyais pas en faire mon métier. La philosophie, c’était une passion. Mon grand-père, qui m’a appris à lire avec l’Odyssée, m’a mis très tôt Montesquieu, Kafka, Socrate et Freud entre les mains. J’avais de l’appétit pour la matière, un prof passionnant et de très bonnes notes en terminale. À l’université de Nice, j’ai eu des enseignants éblouissants, comme Clément Rosset, Jean-François Mattei, André Flécheux. Manque de bol, la fac était spécialisée en épistémologie et j’ai dû faire tout le programme de mathématiques et de physique de terminale C (ancien bac S). Je suivais parallèlement un enseignement d’esthétique que Monsieur Loubet dispensait aux futurs commissaires priseurs. Je n’ai jamais rien vu d’équivalent.

Pourquoi n’avez-vous pas choisi une école de bande dessinée ?

 
Parce que cela ne rime à rien ! La bande dessinée est un langage qui s’assèche très vite s’il ne se nourrit pas d’autre chose. Les Beaux-Arts, c’est du temps, beaucoup d’espace pour travailler. C’est aussi des échanges avec des étudiants du monde entier, tous aussi prétentieux les uns que les autres, ayant tous de très grands projets, du talent pour certains, et, au minimum, une forte personnalité, parce que c’est difficile d’y entrer. On apprend beaucoup.

Qu’est-ce qui vous a décidé à faire l’École des beaux-arts de Paris ?

 
J’ai vu une émission de télé dans laquelle on voyait Jean-François Debord, Philippe Comar et François Fontaine, les 3 professeurs de morphologie des Beaux-Arts, en train d’enseigner. Ils jouaient avec les muscles, les os, expliquaient la forme vivante. Le département de morphologie faisait un peu figure de vaisseau pirate dans une école très orientée vers l’art contemporain. Cela a été un coup de foudre absolu pour moi, et j’ai fait des pieds et des mains pour y entrer. Au concours, j’ai amené les dessins que j’aimais le plus et les ai montrés comme des exercices secondaires. Et j’ai fait de fausses installations d’art contemporain que j’ai présentées comme mon vrai travail. C’était une centaine de polaroïds de poteaux télégraphiques abattus par la foudre que j’avais recouverts de peinture rouge sang, avec un discours sur l’impossibilité de communiquer. J’ai truandé et ai été admis en 2ème année.

Tout en menant en parallèle votre maîtrise de philosophie… Pourquoi votre mémoire, qui devait être publié, ne l’a-t-il pas été ?

 
Chaque année, les éditions Larousse publient des mémoires et thèses d’étudiants. Mon mémoire avait effectivement été sélectionné et j’avais même signé un contrat d’édition. Mais lorsque j’évoquais la période nazie, je m’obstinais à écrire les Allemands et pas les Nazis. J’ai une passion pour l’Allemagne mais je ne supporte pas la novlangue, les inventions. Et je déteste l’idée qu’un pays extraterrestre, appelé le nazisme, soit descendu en Europe en 1940 et parti en 1944. Ces pudeurs-là, les Allemands ne les ont pas. Alfred Grosser (sociologue et historien français spécialiste de l’Allemagne), qui travaillait pour Larousse, a piqué une colère et a demandé que je remplace Allemands par Nazis. J’ai refusé. Il a fait un scandale. Ils ont finalement décidé de ne pas publier mon texte. J’en étais malade. Avec le recul, je trouve toujours ignoble qu’un prof esseur d’université prive un jeune homme de sa 1ère publication. Mais ça forge le caractère ainsi que la combativité…

Travailliez-vous pour participer au financement de vos études ?

 
À part pour dessiner, ces mains n’ont jamais travaillé ! Quand j’étais à la fac à Nice, mon père m’hébergeait et me nourrissait, mais quand je suis arrivé à Paris, il me payait seulement le loyer et il a fallu que je gagne ma vie. J’ai rejoint l’atelier Nawak, où j’ai rencontré ceux qui allaient devenir mes amis : Lewis Trondheim, Tronchet, Jean-Christophe Menu, Christophe Blain et Emmanuel Guibert. Je prenais les commandes dont ils ne voulaient pas. J’ai fait des boulots d’illustration assez honteux, comme le Guide des massages sensuels ou 606 trucs pour séduire les garçons. J’ai aussi fait les plans d’une centrale électrique en mettant en avant les espaces verts et les plans d’eau pour faire croire qu’elle n’était pas polluante ! Et je n’ai pas terminé les Beaux-Arts, parce que j’ai commencé à publier des livres.

Quel est le meilleur conseil qu’on vous ait donné ?

 
Plantu, dans une émission de télé, disait qu’il était allé tous les matins au Monde, jusqu’à ce qu’on lui publie un dessin. Depuis l’âge de 15 ans, j’envoyais tous les mois des projets à tous les éditeurs. Je les déposais même dans leurs boîtes aux lettres personnelles. On a souvent dit que je manquais de tact quand je proposais un travail. Et il y a eu un mois béni : 3 éditeurs, l’Association, Dargaud et Delcourt, ont dit oui à 3 projets différents. Je crois qu’il y a un moment où le travail d’un jeune devient intelligible pour les autres.

Que conseilleriez-vous à un jeune qui débute dans le métier ?

 
Je dirais qu’on est le dernier à être capable de voir l’intelligibilité de ce qu’on fait pour les autres. Je n’ai jamais eu le sentiment d’un déclic, d’un progrès. Or tout le monde à l’extérieur le sentait. Je conseillerais aussi d’accepter tout travail quand on se lance. Et de manquer de tact !

Et si c’était à refaire…

 
Si j’avais publié un texte philosophique, comme cela a été d’abord prévu, j’aurais peut-être fait autre chose que des BD. Cela aurait pu être une catastrophe. On doit beaucoup aux gens qui nous ouvrent ou nous ferment une porte. Le propre d’un auteur, c’est de passer sa vie à fulminer derrière sa feuille, et de n’en avoir jamais assez.

"J’aime pas les tests"

Nous avons proposé à Joann Sfar de passer notre test d’orientation. Mais de mauvais souvenirs sont remontés…
"Quand j’étais petit, j’ai passé toute une batterie de tests de QI et d’orientation. J’ai obtenu de bons résultats. Et comme il y a cette idée que quand on n’est pas débile, il faut faire ingénieur plutôt que de la BD… J’ai vécu le drame du gamin qui voulait faire des bandes dessinées et que tout le monde voulait forcer à faire une écoles d'ingénieurs, une prépas, HEC. Et puis le test ne peut pas exister sans un conseiller d’orientation. Il faut qu’il y ait une rencontre. Surtout que le type qui va répondre qu’il aime commander ne sera pas forcément chef !

Mon école dans ce domaine, c’est celle d’Alice Miller (chercheuse sur l’enfance), qui dit que, dans l’enfance, on rencontre des gens qui nous tendent une main secourable. C’est l’idée de rencontres qui amènent une voie, un enseignement, en dehors de celui des professeurs et des parents. Je suis commissaire de l’exposition "Brassens ou la liberté" à La Villette (Paris XIXe). Georges Brassens était un cancre à l’école. Il faisait des cambriolages, son père est venu le chercher en prison et il a rencontré Alphonse Bonaffé, prof qui lui a plu et avec qui il s’est aperçu qu’écrire des choses, c’était incroyable. À ce moment-là, Charles Trenet avait du succès et il s’est dit “je veux faire comme lui”. Aucun conseiller d’orientation n’aurait pu prévoir ça !

Joann Sfar a raison : un test prend tout son sens quand il s’accompagne d’un conseil en orientation personnalisé. C’est pourquoi, lorsque vous passez le T.O.P (Test Orientation & Potentiel) aux Services Orientation de l’Etudiant, vous n’êtes pas seul ! Le T.O.P sert de base d’échanges et de discussion, pour trouver, avec vous, les métiers qui vous correspondent le mieux. Pour en savoir plus sur le Coaching Orientation de l’Etudiant : tél. 01.75.55.41.60.


Biographie
1971
: naissance le 28 août, à Nice (06)
1989 : décroche son bac A3 (lettres et arts) avec une mention bien, puis entre en faculté de philosophie à Nice
1992 : est admis en 2ème année aux Beaux-Arts, tout en menant sa maîtrise de philo
1999 : parution du 1er volume de la série "Petit Vampire"
2002 : sortie de la BD le Chat du rabbin, tomes I et II
2010 : sortie du film Gainsbourg, vie héroïque, qu’il a réalisé et dont il a écrit le scénario
Mars 2011 : exposition de "Brassens ou la liberté" à la Cité de la musique (Paris), dont il est commissaire
Juin 2011 : sortie du film d’animation le Chat du rabbin, dont il a cosigné l’adaptation
 


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