Portrait

Les 20 ans de Thierry Marx : "On m'a dit ‘La cuisine, ce n’est pas pour vous’"

Thierry Marx
Thierry Marx © DR
Par Séverine Tavennec, publié le 15 novembre 2012
1 min

Le chef étoilé, adepte de la cuisine moléculaire, revient sur son parcours étonnant : ses années d’apprentissage chez les Compagnons du devoir, son engagement dans l’armée à 18 ans, ses voyages, ses années de commis chez les plus grands…

Quels souvenirs gardez-vous de votre adolescence ?
Je vivais dans une cité de 3.000 logements à Champigny-sur-Marne [94]. Quand j’ai débarqué, ado, dans cette cité, cela m’a fait un choc. J’avais vécu toute mon enfance dans le quartier de Ménilmontant, à Paris. Je quittais un univers d’ouvriers, d’artisans, de commerces, pour arriver dans cette cité HLM déshumanisée, avec des terrains vagues et des autoroutes en construction.

À quoi ressemble alors votre quotidien en région parisienne ?

Mes parents travaillaient à Paris, comme beaucoup d’autres dans la cité. J’étais donc souvent seul et libre, notamment durant les vacances scolaires. Alors, à 15 ans, je traînais dans la cité avec mes 4 potes. Le vendredi soir, on prenait le RER à Joinville [94] pour aller à Paris, on descendait aux Halles. Nous étions inséparables. Heureusement, nous faisions tous du sport. Je pratiquais le judo avec passion. Une chose est sûre : le sport nous a protégés de la délinquance.

Comment cela se passe-il au collège ?

C’est encore une fois un choc. Je me retrouve parachuté dans un collège de banlieue : j’y découvre beaucoup d’autres communautés et je sens qu’il va falloir faire sa place physiquement. Et puis, je me retrouve devant des jeunes profs, totalement désorientés, fans de Che Guevara, mais tout à fait à l’opposé de ce que nous sommes, nous, les élèves, c’est-à-dire déjà des gaillards qui bricolons des mobylettes dans les caves.

Le problème de la déscolarisation se pose très vite pour vous…

Je me souviendrai toujours d’une rencontre avec une conseillère d’orientation, qui, devant mon manque de motivation, au collège, me demande ce que je veux faire. Je lui réponds que j’aimerais me diriger vers une école hôtelière. Elle me rétorque : "La cuisine, ce n’est pas pour vous." Alors, je me retrouve à suivre un CAP [certificat d’aptitude professionnelle) de mécanique générale. J’y suis resté 3 mois.

Comment vos parents ont-ils réagi ?

Mes parents étaient des gens modestes. Depuis l’âge de 13 ans, j’échappais au système scolaire par tous les moyens. Ma mère est une femme simple. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas les moyens de me garder à la maison. Je n’avais pas le choix, je devais trouver une solution. Je n’avais pas envie d’aller vers la délinquance. J’ai donc choisi la voie de l’apprentissage.

Vous entrez ainsi chez les Compagnons du devoir…

Quand j’étais gamin, je voulais être cuisinier-pâtissier sur un bateau. Je n’avais pas oublié mon rêve de gosse. Je m’engage donc dans un CAP de pâtissier. Grâce aux Compagnons du devoir, je fais le Tour de France. Je découvre ce pays, mais aussi des métiers merveilleux. Je partage ma chambre avec des charpentiers, des tailleurs de pierre… Il y a un cadre éducatif rigide mais respectueux des autres que je ne trouve donc pas contraignant. Cela me plaît.

Votre CAP de pâtisserie en poche, vous revenez à Champigny-sur-Marne. Troisième choc…

J’ai à peine 18 ans. Je me retrouve dans la cité avec mes 4 potes sur un banc. Nous avons tous décroché notre CAP, chacun dans différents secteurs, mais nous n’avons pas de boulot. Nous revenons donc à la case départ. Nous sommes devenus des ouvriers. Nous n’avons plus de copains : certains sont déjà mariés, d’autres pointent au chômage, d’autres encore séjournent à Fleury-Mérogis… On décide de s’engager dans l’armée, une expérience qui conditionnera nos vies. Mais ce qu’on ne savait pas, c’est qu’on ne se reverrait jamais.

 

Vous vous engagez comme parachutiste dans l’infanterie de Marine. En 1980, vous vous retrouvez casque bleu, durant la guerre du Liban. Que vous reste-t-il de ces années ?

L’armée est un lieu de camaraderie, on y rencontre des personnes sur lesquelles on peut compter. On appartient à une force, à une famille. Après 2 engagements de 18 mois, je mets un terme à cette carrière, je reviens en France et j’enchaîne les petits boulots : convoyeur de fonds, protection personnelle… J’ai 20 ans et c’est un peu la descente aux enfers.

Jusqu’au jour où vous faites une rencontre importante…

… et surtout constructive ! La femme d’un de mes clients, dont j’assurais la sécurité, me demande de faire un gâteau d’anniversaire pour son fils. Elle me lance que c’est dommage d’abandonner mon métier de pâtissier et que je devrais reprendre cette voie. Je lui réponds que je n’ai malheureusement plus de réseau. Très rapidement, elle me trouve une place dans le club privé dans lequel elle travaille et où ils ont besoin d’un pâtissier. "Vous avez vécu une période assez dure, est-ce que je peux vous aider ?", me lance alors son boss. Il va m’offrir toute la formation professionnelle dont j’ai besoin en me payant l’école Lenôtre pour me remettre à niveau.

Vous reprenez aussi vos études…

Je m’inscris aux cours du soir au lycée Hélène-Boucher, à Paris. Je me présente au brevet des collèges en candidat libre. Je suis un peu honteux, parce que je passe les épreuves avec des mômes. Mais je prends du plaisir à apprendre. J’ai 21 ans. Je pousse jusqu’au bac A2 [l’actuel bac L] où je découvre la philo, l’écriture. J’ai une soif d’apprendre. Et puis, je découvre que mon métier, ce n’est pas si mal, puisque je m’y épanouis. Je me mets aussi à lire. Je ne cesse d’apprendre. Et puis un jour, en feuilletant la revue Migrations, je tombe sur un poste de pâtissier au Regency Hotel en Australie, à Sydney. Je décide de partir là-bas. Adieu vieille Europe, que le diable t’emporte !


Je garde toujours en mémoire une phrase de Coluche : "Beaucoup de gens disent qu’ils n’ont pas eu de chance, mais ils oublient quand la chance s’est déplacée pour rien."

Comment s’est passée votre arrivée à Sydney ?

Je ne parlais pas l’anglais, c’était catastrophique ! Au Regency Hotel, je rencontre donc un chef autrichien qui me dit : "Vous venez pour le poste de pâtissier ? Pouvez-vous donner un coup de main en cuisine ? Les Français connaissent tous la cuisine." J’accepte, je n’avais pas le choix. Par chance, j’avais emmené le Répertoire de la cuisine de Gringoire et Saulnier [guide de référence, première édition en 1913]. Je vais faire illusion avec ce livre pendant 1 an. Et puis, un jour, je prends un taxi pour aller voir les autorités australiennes afin de faire valider mon permis de travail. Le chauffeur, un Belge, me dit : "Il faut être fou pour venir apprendre la cuisine en Australie. Les meilleurs chefs sont en France." À mon retour dans mon foyer de travailleurs, je me dis : "Il a raison." Et je décide de rentrer en France.

Le retour a-t-il été facile ?

Je ne connais plus personne. Tout le monde a fait sa vie. Je suis un homme seul. Je décide de passer un CAP de cuisine en candidat libre dans une école, rue Belliard, à Paris. Un prof me dit : "Les diplômes, ça ne suffit pas. Il faut travailler dans les meilleures maisons pour avoir des certificats de travail." Mon CAP en poche, je consulte le Guide Michelin et je regarde qui sont les stars dans ce secteur.

Vous partez alors dans un tour de France complètement fou…

Sans aucune expérience, je vais frapper aux portes pour un poste de commis. Je réussis à décrocher un stage de cuisine sous vide à Roanne [42] avec Georges Pralus. Je lui demande s’il connaît quelqu’un qui remonte sur Paris. Il me répond qu’il s’y rend et me propose de l’accompagner et de l’aider à décharger des machines qu’il doit livrer dans un restaurant. J’accepte. On fait la route ensemble. On s’arrête chez Bernard Loiseau, à qui je demande s’il cherche un commis. Il n’a pas de poste libre à ce moment-là mais me propose de déjeuner chez lui. Il me fait goûter à 6 ou 7 de ses spécialités, dont les cuisses de grenouille. Je m’en souviens encore…

Que ressentez-vous ce jour-là ?

Un vrai déclic, et je me dis que, si je deviens cuisinier, je ferai la cuisine comme cela. Je suis prêt à tout. Nous quittons Bernard Loiseau et nous arrivons à Paris, au restaurant Taillevent [8e arrondissement]. Au culot, je demande au chef, Claude Deligne, s’il cherche un commis. Lorsqu’il m’interroge pour savoir d’où j’arrive, je réponds que je viens de chez Bernard Loiseau, sans donner plus d’explications. Il pense que j’y travaille. Je vais entretenir le doute. C’est joué ! Je fais mes premières armes au restaurant Taillevent, à Paris. Une référence planétaire de la restauration. Claude Deligne me confie rapidement : "Tu es trop vieux pour être commis et pas assez compétent pour être chef de partie." Il me dit d’écrire sur un papier cinq noms de chefs chez qui j’aimerais faire un stage. Je cite Alain Chapel, Jacques Maximin… C’est Joël Robuchon qui m’ouvrira ses portes à Paris.

Tout va ensuite s’enchaîner : une 1re étoile au "Guide" Michelin au Roc en Val de Tours, une 2e au Cheval blanc de Nîmes, avant d’être appelé au château Cordeillan-Bages par Jean-Michel Cazes en 1996…

Entre-temps, je vais faire plusieurs escales en Asie et aux États-Unis. Puis, je vais effectivement intégrer le château Cordeillan-Bages. En 2000, Jean-Michel Cazes me confiera les rênes de l’établissement que je dirigerai pendant 10 ans en lui donnant un développement commercial.

Aujourd’hui, vous êtes à la tête de la restauration du Mandarin Oriental Paris. Vous accordez néanmoins beaucoup de temps à la formation…

Après Blanquefort [33], j’ai ouvert, en mai 2012, ma deuxième école d’insertion, dans le quartier de Belleville, à Paris. Cette formation gratuite validée par un certificat de qualification professionnelle est ouverte à 8 élèves sélectionnés sur des critères basés sur la détermination et la motivation. Durant 12 semaines, les candidats doivent apprendre 80 gestes et 80 recettes de base, pour devenir commis de cuisine. Nous avons 7 sessions par an. Tous nos élèves qui vont jusqu’au bout de cette formation obtiennent un emploi.

Quels conseils donneriez-vous à des jeunes qui veulent se lancer dans ce métier ?

Je leur dirais surtout d’être positifs. On ne suit et on n’aide que les gens positifs. J’explique souvent aux gamins qui viennent d’un milieu social difficile que le discours "Cosette", cela ne m’intéresse pas. Je ne veux pas entendre : "Ce n’est pas ma faute, je n’ai pas eu de chance." C’est de l’ego et cela ne mène à rien. Je n’accepte pas le misérabilisme. Il faut relever la tête. Quand on baisse la tête, on regarde la terre qui va nous ensevelir. Je garde toujours en mémoire une phrase de Coluche : "Beaucoup de gens disent qu’ils n’ont pas eu de chance, mais ils oublient quand la chance s’est déplacée pour rien."


Biographie express
1962 : naissance à Paris.
1978 : CAP de pâtissier obtenu chez les Compagnons du devoir.
1980 : s’engage comme parachutiste dans l’armée.
1988 : première étoile au Guide Michelin dans le restaurant Roc en Val, à Tours.
1991 : deuxième étoile au Guide Michelin.
1996 : chef cuisinier au château Cordeillan-Bages, à Pauillac.
2006 : élu chef de l’année par le Gault & Millau.
2010 : juré de "Top Chef" sur M6 et à la tête de la restauration du Mandarin Oriental Paris.
2011 : ouvre le restaurant Sur mesure par Thierry Marx, le Camélia (deux étoiles en 2012) et un comptoir de pâtisseries.

Vous aimerez aussi

Contenus supplémentaires

Partagez sur les réseaux sociaux !