Rencontre avec un auteur de BD passionné par son art

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Publié le 21/02/2014 par TRD_import_SoniaDéchamps ,
A l 'occasion de l'adaptation au cinema de son album "Lulu femme nue" par Solveig Anspach, l'Etudiant Trendy a rencontre Étienne Davodeau, qui revient sur son parcours et sa passion pour la BD.

Quel a été votre parcours ?

Je suis né dans un milieu où il y avait assez peu de livres, encore moins de BD, encore moins de gens qui s’intéressaient à la BD et encore moins de gens qui voulaient en faire. Mon initiation a donc été assez solitaire. Une fois mon bac littéraire obtenu, je me suis inscrit à la fac à Rennes, en arts plastiques, avec le secret espoir qu’on me parle enfin de cette chose qui m’attirait tant. Il ne m’a pas fallu deux semaines pour comprendre que j’allais aborder toutes les disciplines artistiques dites plastiques, sauf la BD. Est-elle un art plastique d’ailleurs ? C’est un autre sujet. Tout cela date des années 80, cela a dû changer. J’ai finalement obtenu une licence d’arts plastiques.

Ces années ont été d’autant plus formatrices qu’avec quelques autres individus dans mon genre – aussi dépités et déçus par la fac – on a créé une association et on a autoédité nos petits livres. On les dessinait nous-mêmes et on essayait de les vendre à nos copains étudiants, qui n’avaient pas plus d’argent que nous. C’était microscopique, très local, mais cela a été mon apprentissage. J’ai assez peu assisté aux cours de la fac, mais ce fut quand même les années les plus importantes en termes de formation , de progression et d’ouverture à la pratique artistique en général.

Comment vous est venu le goût de la BD ?

La BD a toujours été un de mes modes de lecture favoris. Je parle de moi lecteur, pas auteur. Quand j’étais enfant, j’en lisais souvent. Comme je n’en avais pas beaucoup, j’étais plus ou moins condamné à les relire : c’était une peine plutôt facile à exécuter !

Je connais sans doute des Asterix encore par cœur tellement je les ai lus quand j’avais entre 7 et 12 ans. Évidemment, c’était un peu embêtant parce qu’on a aussi envie de lire autre chose. Dès qu’on me donnait, offrait ou prêtait d’autres BD, je me jetais dessus. Cette obligation de relecture a été très bénéfique, cela m’a permis de rentrer en profondeur dans ce qu’est un récit, une narration de la BD.

A l’adolescence, se pose la question de ce que l’on va faire plus tard. J’ai grandi dans un milieu ouvrier. J’assistais presque tous les soirs à des réunions syndicales où le monde du travail m’apparaissait extrêmement terrifiant. A 12-13 ans, j’ai réalisé que les livres de BD que je lisais étaient faits par des gens dont c’était le travail, alors que j’avais l’impression qu’ils y échappaient. La BD a d’abord été pour moi une façon d’éviter l’usine. Ce n’est pas une motivation très élevée, mais c’était sans doute chronologiquement la première. Je me suis dit que si je pouvais faire comme ces gens que je lisais et qui me procuraient tant de plaisir, le faire toute la journée et gagner ma vie grâce à cela, ce serait une expérience à tenter. Après, il y a beaucoup d’autres choses qui sont venues : la fascination du livre, du récit, le plaisir du dessin.

Vous n’avez pas eu de doute, peur de vous tromper de « voie » ?

Si, bien sûr. Pour être tout à fait franc, ce n’était même pas un doute. C’était une certitude : ça n’allait pas marcher. Mais j’avais une autre conviction : celle que, sur mon lit de mort, si je ne tentais pas, j’aurais un regret terrible. Avant de rentrer dans le monde du travail, il fallait que j’essaie au moins une fois de proposer un projet de BD à un éditeur. J’ai écrit un premier scénario, qui a été refusé par des dizaines maisons. Puis, après des années, un de mes projets a été pris, puis un deuxième et un troisième. Et un jour, j’ai constaté que je ne faisais plus que cela et que je « gagnais » ma vie. Ce n’était pas voulu. La BD pour moi n’est pas un métier. Mais, parfois, on arrive à ne faire que cela et à en vivre. Néanmoins, c’est toujours un peu difficile.

Et en attendant de réussir à en vivre, vous avez fait des petits boulots ?

J’ai fait un peu d’intérim. Je me souviens d’avoir démonté des poulaillers. Des trucs absolument pas exaltants. J’ai aussi fait beaucoup d’animation. J’aurais pu devenir une sorte d’ animateur socioculturel, ça me plaisait assez. À l’époque, je faisais beaucoup d’escalade et j’emmenais mes ados un peu remuants sur les rocheux. Ils faisaient moins les malins. C’était intéressant de les mettre en position d’incertitude : ils ne pouvaient pas redescendre sans moi. Il y avait là des choses que j’aimais, mais je voulais tenter le coup avec la BD. Et il s’est trouvé qu’au bout de quelques années, la petite porte s’est ouverte. J’ai mis mon pied et je ne l’ai plus enlevé.

Vous avez écrit pour la jeunesse…

Je ne serais jamais venu au livre pour enfants avant d’en avoir moi-même. Mes filles ont toutes les deux aux alentours de 20 ans aujourd’hui. J’ai toujours trouvé fascinant de regarder lire un môme. Un enfant qui lit se jette intégralement dans le livre, comme dans une piscine. Il ne prend aucun recul. Il n’a aucun filtre, aucun frein, contrairement à l’adulte qui a une position de retrait, avec sa culture, ses a priori. Cela donne une responsabilité énorme à la personne qui fait le livre. C’est très gratifiant en même temps. Quand mes filles sont nées, j’ai eu envie de faire des livres jeunesse pour cette raison, pour pouvoir proposer à des enfants des espaces d’immersion narratifs que moi je créais. Cela m’a beaucoup plu, mais j’ai arrêté parce que mes enfants ont grandi. Tant que je ne serai pas grand-père, je ne m’y remettrais pas, je pense.

Quand on travaille sur le réel comme vous le faites, à partir de quel moment sait-on qu’on a un sujet ? Qu’on tient une histoire ? Est-ce qu’on le sait d’ailleurs ?

Il y a des étapes successives. Il y a un moment où on sait, alors on se lance. Et puis, deux mois après, on se dit que « non », qu’on est en train de faire une énorme connerie, qu’il faudrait arrêter. Mais on n’arrête pas. On prolonge, et ça revient. Au bout d’un moment, l’âme du livre se cristallise et là, on comprend qu’on tient quelque chose. Mais les débuts sont toujours très chaotiques.

Sur « Les mauvaises gens » notamment, qui est un livre dont la matière première est la vie de ma famille, c’était extrêmement compliqué, sensible. Des gens dans mon entourage étaient très hostiles à ce projet. Je savais que je manipulais une sorte de dynamite qui pouvait me « péter à la gueule » n’importe quand et éventuellement générer des dégâts persistants dans mes rapports avec les membres de ma famille. C’était donc très délicat à manier. Mais il y a un moment où c’est trop tard. Où le livre a pris le dessus, il doit aller à son terme. On n’a donc plus qu’à espérer que les choses se passent bien. C’est une période qui est toujours un peu exaltante, parce qu’on sait qu’il faut y aller. Que ça nous plaise ou non, on est embarqué, comme on espère le sera le lecteur.

Mais quand est-ce que cela arrive, je ne sais pas. Il y a des livres où c’est dès le début, et il y a des sujets que je traîne depuis des années, mais pour lesquels je n’ai pas trouvé la porte d’entrée. C’est vraiment quelque chose d’instinctif, qui est difficile à décrire. Avec le temps, j’essaie de développer une espèce de sixième sens qui me permette de dire, quand on me raconte une anecdote ou que je rencontre quelqu’un, qu’il y a peut-être un livre.

Est-ce qu’il arrive qu’une idée puisse apparaître bonne et que finalement… elle ne mène nulle part ?

Absolument. Il faut le repérer assez tôt.

Travailler sur "Le chien qui louche" vous a-t-il permis de faire de belles découvertes ? Des œuvres auxquelles vous n’aviez peut-être pas prêté attention auparavant ?

« Le chien qui louche », d’Étienne Davodeau (Futuropolis)

J’en ai découvert pas mal, certaines pour lesquelles je me suis dit qu’il faudrait que je revienne les voir tranquillement et que je suis infoutu de retrouver. Par exemple, lors d’une grande balade nocturne, j’ai accompagné les veilleurs de nuit du musée. On a beaucoup marché : des dizaines de kilomètres à pieds. Je me souviens avoir notamment vu des sculptures de terre crue de je ne sais pas quelle période – c’est bien cela mon problème ! – dans le halo de ma lampe et m’être dit : « Whaouh, il faut que je revienne voir ça ! » Je ne les ai jamais retrouvées. Et puis, il y a des endroits où l’on n’irait pas, parce que ce ne sont pas des périodes ou des styles qui a priori nous parlent.

Pour mon récit, j’ai eu besoin de m’intéresser un peu à la sculpture classique, française du XIXe siècle. Ces choses qu’on pense un peu conventionnelles, qui n’accrochent pas particulièrement l’œil. Pour l’album, je voulais avoir à dessiner des sculptures, des statues, plus que des peintures, parce que c’est plus gratifiant. Une peinture est déjà un objet dessiné en quelque sorte. Du coup, je me suis re-immergée là-dedans et j’y ai pris beaucoup de plaisir. Un plaisir graphique d’abord parce que c’est très amusant de dessiner une statue, de chercher un angle selon ce qu’on veut lui faire dire. C’est un vrai jeu et cela m’a permis de redécouvrir des oeuvres devant lesquelles je passais sans vraiment m’y intéresser.

Comment avez-vous travaillé concrètement ? Croquis, photos ?

Ma méthode de travail était assez confuse. J’ai commencé par déambuler beaucoup en imaginant mon histoire. J’ai rapidement su que j’allais raconter celle d’un surveillant qui allait rencontrer une famille n’ayant aucun rapport avec le monde de l’art, très loin de tout cela. Et qui vit très bien sans ! Ce sont des gens sans culture classique ni artistique, mais qui ne sont pas des « pauvres gens ». Ce ne sont pas des personnes soumises qui rentrent là-dedans la tête dans les épaules et en se disant : « Mon Dieu, c’est énorme, je n’ai rien à faire là ». Non, ce sont des conquérants. Ils sont très contents de venir visiter le Louvre. Ils ont très bien vécu sans, mais ils trouvent le lieu sympa. Ils ont une image d’eux assez valorisante, ils ont réussi, ont du fric. Une fois que ces choses-là se mettent en place, j’ai déambulé en essayant de deviner où tout cela allait se passer.

(Cliquer sur les images pour les agrandir)

C’est venu progressivement, mais je n’ai pas dessiné sur place. Il y a beaucoup de gens qui dessinent dans le Louvre, des copistes qui sont très doués. Mais cela prend beaucoup de temps et attire un peu l’œil. J’avais besoin d’être un peu furtif. La seule façon de se planquer au Louvre, c’est de faire des photos. Le monde entier vient faire des photos au Louvre ! En fonction des scènes que j’avais en tête, je choisissais le lieu où ça allait se passer et je faisais des photos. J’en faisais beaucoup, parce que je ne savais pas encore les plans que j’allais utiliser. J’ai ensuite tout dessiné dans mon atelier.

La famille Benion n’a pas la culture des musées, et vit très bien sans. Qu’est-ce que cela apporte de visiter ces lieux ?

On peut considérer le Louvre comme une sorte de vaisseau spatial à bord duquel on a chargé – et on charge toujours – ce que l’esprit humain a fait de plus parfait en termes de création artistique, de la haute antiquité égyptienne jusqu’à 1848 environ. Le Louvre va traverser les siècles avec tout cela à bord. C’est un endroit qui nous parle de ce que l’esprit humain peut faire sur le plan artistique de plus remarquable. Sachant que ces choses ne servent à rien. On est bien d’accord. La Victoire de Samothrace, la Joconde… Mais c’est ce qui nous différencie du reste des êtres vivants. La pratique artistique singularise l’être humain. Et le Louvre condense le meilleur de cela, pour cette période-là. Pour les périodes plus contemporaines, on a par exemple Pompidou ou le musée d’Orsay. Je ne pense pas qu’il existe beaucoup de gens sur cette planète qui soient insensibles à cela. On peut l’être par défaut.

Si on pense que le Louvre n’est qu’un endroit avec des choses mortes accrochées aux murs, si on nous le présente de cette façon, ce n’est pas très motivant. Mais ce ne sont pas des choses mortes. C’est la trace de gens vivants. Le gars qui a fait n’importe quelle toile du XIVe siècle qui est accrochée au Louvre est un gars comme nous avec du sang chaud, des doutes, la peur de la mort, etc. Après, on est sans doute plus sensible à cela quand on est dessinateur. Mais si tu considères le temps que la personne y a passé, la chance qu’a sa toile d’être venue jusqu’à nous… Je pense que cela peut toucher beaucoup de gens.