Témoignage

Les 20 ans de Tobie Nathan, psychologue et ethnopsychiatre

Par Nathalie Helal, publié le 04 décembre 2018
Durée de lecture : 
10 min

Ethnopsychiatre et ancien professeur de psychologie clinique et pathologique à Paris 8, Tobie Nathan est aussi un écrivain renommé. Guérisseur des âmes et humaniste, il a fondé et dirige le centre Georges-Devereux, une unité d’aide psychologique aux familles migrantes. Il revient pour nous sur son parcours.

Quels souvenirs gardez-vous de votre petite enfance ?

Des souvenirs, j’en ai beaucoup ! Riches, heureux et colorés. Je suis né au Caire, dans une famille juive, installée là-bas depuis le XVe siècle, mais de nationalité italienne. Il faut savoir qu’on ne donnait pas la nationalité égyptienne aux personnes de confession juive. Parce qu’il fallait bien en avoir une, mes ancêtres avaient acheté la nationalité italienne, la moins chère après la française et l’anglaise…

Mon vrai prénom n’est pas Tobie, mais Aïd, qui signifie littéralement "jour de fête", en arabe. Quand je suis né, mes parents ont voulu me donner le prénom d’un arrière-grand-père, grand rabbin au Caire, un homme politique et aussi un guérisseur, qui s’appelait Yom Tov ("jour de fête", en hébreu). Mais l’époque n’était pas clémente pour les juifs, je me suis fait appeler Aïd, jusqu’à ma naturalisation française, à l’âge de 21 ans ! Tobie est le diminutif de Yom Tov.

Quelles écoles avez-vous fréquentées ?

J’ai commencé par le lycée français du Caire, à Babelouk, dans le vieux Caire. Je me souviens que je portais – comme tous les autres – un tablier blanc, avec un écusson en forme d’hexagone, marqué du signe LFC. Je me suis tout de suite fait plein de copains : j’étais particulièrement sensible aux odeurs des sandwiches au jambon des enfants de Français coopérants, car bien sûr je n’avais jamais mangé un morceau de porc de ma vie, et cette viande m’était interdite ! J’éprouvais une passion secrète pour la maîtresse, Mademoiselle Florence, une superbe brune, qui portait de jolis foulards en soie autour du cou…

Ma mère, ancienne professeure de maths, qui avait renoncé à sa carrière pour nous élever, mon frère aîné et moi, était une vraie intello. Elle surveillait attentivement mes devoirs, ne me lâchait jamais, pour que je sois le premier de la classe. Il y avait beaucoup d’amour et un lien fort entre nous. J’adorais apprendre mes récitations avec elle, les lui réciter. Encore aujourd’hui, je connais des poésies de Victor Hugo ou de Barbey d’Aurevilly par cœur ! J’ai eu la belle vie jusqu’en février 1957.
20 ans_Tobie Nathan © Cyril Entzmann/Divergence pour l’Etudiant_PAYANT © Cyril Entzmann/Divergence pour l'Etudiant

Les événements politiques ont-ils aussi eu un effet sur votre parcours scolaire ?

Sur toute ma vie, parce que ce départ forcé, cet arrachement à mon pays natal, c’est l’acte fondateur de ma vie. Mon père avait une fabrique de parfums. Des gens, envoyés par Nasser, mais qui avaient adopté les méthodes des nazis, sont venus le voir pour le racketter et lui signifier que nous devions partir. Tous ses biens lui ont été confisqués, et pendant les quelques mois qui ont précédé notre départ, tout ce qui rentrait dans la caisse allait directement dans la poche des Égyptiens. En même temps, nous avons eu beaucoup de chance : d’autres ont été internés dans des sortes de camps.

Mes parents, mon frère et moi avons donc émigré vers l’Italie, avec une valise à la main : notre famille avait la nationalité italienne et nulle part ailleurs où aller… J’avais neuf ans. J’ai été rapidement scolarisé à Rome, où j’ai appris l’italien en quinze jours. J’ai adoré l’école là-bas. Les maîtres étaient adorables, ne criaient jamais, ne punissaient pas les enfants. Pendant ce temps-là, ma mère toujours attentive me faisait apprendre le programme en français !

Mais ce séjour va s’écourter…

Au bout d’une petite année, nous repartons, cette fois, direction la France, car mon père n’avait pas réussi à trouver de travail en Italie. Je me souviens de nos premiers mois à Paris, dans un hôtel borgne, nommé Hôtel Brébant et Beauséjour, situé dans le IXe arrondissement, sur les Grands-Boulevards. On occupait une seule chambre tous les quatre, et mes parents ne nous déclaraient pas. Il ne fallait pas faire de bruit, et entrer et sortir en se cachant.

Je suis de nouveau scolarisé, mais là, c’est un traumatisme. Contrairement à l’école italienne, l’école française n’est pas du tout à l’écoute : on n’a pas le droit d’être différent ! Je suis si mal que je déclenche une primo-infection à la tuberculose. Pour me soigner, je devais me rendre au dispensaire tous les jours. Je recevais un traitement d’antibiotiques par aérosol, avec un masque sur le nez que je gardais une heure ! Tous ces traumatismes m'ont rendu réceptif à la souffrance des migrants, à leurs difficultés et à leur solitude.

À quel moment avez-vous pris goût aux études ?

Tardivement. Nous nous sommes retrouvés à Gennevilliers (92). Mon père avait trouvé du boulot comme dactylo. On a quitté Paris et notre hôtel pour une cité. Curieusement, il y avait là-bas beaucoup de familles juives d’Égypte. Nous ne nous connaissions pas, mais nous nous sommes retrouvés ! J’ai d’abord fréquenté l’école Pasteur, puis j’ai intégré le lycée Auguste-Renoir ­d’Asnières (92) dès la sixième. Je suis premier de la classe, mais en cinquième, je ne supporte plus la discipline, surtout mentale. Mes notes baissent significativement, même si je ne redouble pas. Ma mère hurle, mon père est fataliste…

Peu à peu, ma révolte émotionnelle, le sentiment d’injustice que je ressentais se sont transformés et se sont politisés et structurés. J’ai 16 ans et je rentre dans des mouvements d’extrême gauche. Je suis ce qu’on appelle "situationniste" : avec mes camarades, on aborde des gens dans la rue, on leur fait des blagues… pour les sortir de leur torpeur, éveiller leurs consciences. C’était de l’anarchie, dans la France gaulliste où on ne rigolait pas du tout. À l’époque, je suis en première, destiné à faire des maths. Et j’ai viré ma cuti !

Tobie Nathan © Cyril Entzmann / Divergence pour l'Etudiant

Quel événement vous a fait changer de voie ?

Je suis tombé malade. J’ai fait une fièvre typhoïde, qu’on a eu du mal à diagnostiquer puis à soigner. Je suis alors resté alité durant trois mois. Comme je n’allais pas au lycée, je bouquinais. De la philo, principalement. Et un roman, qui me marque profondément : "Mémoires d’une jeune fille rangée", de Simone de Beauvoir. Je suis sous le charme de sa liberté d’esprit, de pensée. À l’époque, la chape de plomb sur la France était incroyable, il régnait une morale sexuelle étouffante. Ma mère, qui partageait toutes mes lectures, a accepté que je passe un bac philo.

Et mes neuf heures de cours de philosophie hebdomadaires me sont enseignées par une femme, jeune, sexy, marxiste sartrienne, militante. Nous sommes tous embarqués, mes copains et moi, nous faisons tout pour lui plaire. Je remporte le premier prix de philo ! Surtout, je garde de cette rencontre une sensibilité pour la politique, bientôt couplée à une autre passion : la psychanalyse ! Quand je décroche mon bac, avec une mention assez bien, j’ai 17 ans et demi. J’intègre la Sorbonne, en sociologie. Je décroche ma maîtrise, avec mention.

Comment passe-t-on de sociologue à ethnopsychiatre ?

Parmi les UV [les actuels UE, unités d’enseignement] de mon diplôme de sociologie, il y avait un certificat de psychologie sociale. Rémy Chauvin, un homme brillant, spécialiste des fourmis, donnait des cours de psychologie animale. Il était tellement passionnant que j’ai failli m’y consacrer aussi, avant de suivre cinq années de psychopathologie.

J’ai obtenu mon doctorat et je me préparais à devenir psychanalyste. J’avais une bonne raison : à l’époque, psycho et socio faisaient partie d’un tronc commun, et en socio, il n’y avait que des mecs… alors que les filles se retrouvaient toutes en psycho ! Vous avez compris mes motivations ! [rires]

J’ai commencé à enseigner la psycho en 1972, à 23 ans, à l’école d’assistantes sociales de Paris. Je travaillais également dans un dispensaire d’hygiène mentale à Asnières, l’équivalent d’un CMP [centre médico­psychologique] d’aujourd’hui. Entre-temps, quelques mois après mai 68, qui m’avait vu grimper sur les barricades, j’avais fait LA rencontre de ma vie : celle de Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychiatrie. Un juif hongrois de 61 ans, un personnage charismatique, obsédé sexuel et… génial !

Moi qui étais allé le trouver pour démarrer une thèse sur les communautés sexuelles, je suis devenu son étudiant, et peu à peu son successeur. Tous mes engagements par la suite, mes séjours prolongés en Afrique, mais également mes écrits, découlent de cette rencontre avec l’homme et avec cette discipline, qui prend en compte les particularités ethnoculturelles des patients (migrants la plupart du temps), pour déterminer la cause de leurs troubles psychologiques et les soigner.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui voudrait suivre vos traces ?

Multiplier les références intellectuelles, les langues, les rencontres. Pour échapper à la pensée unique, et s’accoutumer à avoir plusieurs pensées, il y a les voyages, les séjours à l’étranger, le contact avec des traditions différentes, et l’apprentissage des langues. Quand j’ai vécu et travaillé en Afrique, j’ai pris alors conscience que je vivais ce que je voulais depuis très longtemps : une liberté basée sur la multiplicité.

Biographie express

1948 : naissance au Caire.
1957 : exil en Italie, puis en France.
1968 : premier engagement politique (marxiste) et rencontre avec la psychanalyse.
1971 : rencontre avec Georges Devereux, fondateur de l’ethnopsychiatrie en France.
1983 : doctorat d’État en psychopathologie.
1993 : fondation du Centre Georges-Devereux.
2018 : sélectionné pour le Goncourt des lycéens avec son dernier roman, "L’Évangile selon Youri", aux éditions Stock.