Poursuites-bâillons : ces procédures qui veulent faire taire les universitaires

Céline Authemayou, Morgane Taquet Publié le
Poursuites-bâillons : ces procédures qui veulent faire taire les universitaires
Le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche a fait face, au cours des dernières années, à plusieurs cas de procédures bâillons. // ©  Denis Allard / R.E.A
Associations, journalistes, citoyens... Nées outre-Atlantique, les poursuites-bâillons touchent aussi le milieu universitaire. Pour lutter contre le phénomène, qui vise à limiter la liberté d’expression des chercheurs, un rapport vient d'être rendu à Thierry Mandon. Le ministère promet une prise en compte de certaines propositions avant la fin du quinquennat.

Poursuites ou procédures bâillons, SLAPP ("Strategic lawsuit against public participation", poursuite stratégique contre la mobilisation publique)... Elles portent plusieurs noms mais n'ont qu'une seule finalité : empêcher les voix critiques de s'exprimer. Apparu aux États-Unis et au Canada dans les années 1970, le phénomène est plus récent en France : il remonte à une dizaine d'années.

Lanceurs d'alerte, ONG (organisations non gouvernementales), journalistes et chercheurs sont les principales cibles de ces poursuites, qui, sous la forme d'actions pénales en diffamation, remettent en cause la parole publique de ces acteurs et la légitimité de leurs propos.

Afin de lutter contre ces procédures abusives et protéger les universitaires, Thierry Mandon a installé le 17 mars 2017 la commission Mazeaud, du nom de son président, Denis Mazeaud, professeur de droit privé à Paris 2, lors de la journée d'études intitulée "Qui a peur des chercheurs en droit ?" organisée par la CDDSP (Conférence des doyens des facultés de droit et de science politique).

Le groupe de cinq enseignants-chercheurs avait un mois pour émettre des propositions visant à renforcer l'indépendance et la protection des universitaires. Il a rendu son rapport ce 19 avril 2017.

Création d'une amende civile de manière à limiter les procédures abusives, impossibilité de poursuivre les enseignants-chercheurs en diffamation pour des propos tenus dans le cadre de leurs fonctions... Les propositions émises par la commission sont ambitieuses : elles impliquent la modification de plusieurs textes, notamment le Code civil ou encore la loi sur la liberté de la presse.

CHIMIREC CONTRE LAURENT NEREYT

Si le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche est particulièrement sensible au sujet, c'est qu'il a dû faire face à plusieurs cas de procédures-bâillons au cours des dernières années, en particulier chez les juristes. Un dossier, entre autres, a conduit la conférence des doyens à réagir : l'affaire Chimirec contre Laurent Nereyt, professeur à l'UVSQ (université Versailles-Saint-Quentin). En 2014, le juriste spécialisé dans le droit de l'environnement est poursuivi pour un commentaire publié dans une revue juridique : son texte revenait sur une décision de justice condamnant la société Chimirec, entreprise de collecte et de traitement des déchets.

Nous avons un droit à la diffamation qui frappe avant et qui juge après.
(S. Clavel) 

"Le commentaire était pourtant conforme aux canons de l'exercice, n'était pas injurieux, proposait une approche critique destinée à des juristes sur le renforcement de telles sanctions", explique Sandrine Clavel, présidente de la Conférence des doyens de droit et sciences politiques. Mis en examen, après dix-huit mois de procédure, le juriste a finalement été relaxé en janvier 2017, "comme la quasi-totalité des universitaires mis en cause", ajoute la juriste.

D'autres cas ont été médiatisés, à l'image de l'affaire Alain Garrigou (professeur de sciences politiques à l'université Paris-Nanterre) contre Patrick Buisson en 2010, l'affaire Thomas Clay (professeur de droit privé à l'UVSQ, spécialiste de l'arbitrage) contre Bernard Tapie en 2011, ou encore l'affaire Bruno Deffains. Ce professeur d'économie de Paris 2 Panthéon-Assas avait été attaqué par Xavier Niel pour dénigrement en 2013, après avoir publié une étude sur l'impact de l'arrivée d'un nouvel opérateur sur le marché de la téléphonie mobile.

vers un phénomène d'autocensure

Si en France, ces procédures sont relativement récentes, la diffamation, spécificité du droit français, accentue le phénomène. "Nous avons un droit à la diffamation qui frappe avant et qui juge après, explique Sandrine Clavel. Dans une plainte pour diffamation, il y a constitution de partie civile et une mise en examen automatique. C'est donc à l'accusé de démontrer qu'il n'y a pas eu diffamation. Il y a donc une présomption que le délit a été commis."

Pour défendre les universitaires, les avocats plaident la bonne foi." Mais "comment apprécie-t-on la bonne foi ? C'est complexe. Et si, dans ce cas précis, Laurent Nereyt republiait un commentaire, serait-il encore protégé par la bonne foi ? déplore la présidente qui craint le développement d'un phénomène d'autocensure. Certains collègues juristes se demandent s'ils commenteront de la même façon les prochaines décisions de justice sur lesquelles ils seront amenés à travailler."

UN OUTIL DE COMMUNICATION POLITIQUE

Reste à savoir si, au-delà de ces cas emblématiques, les procédures se multiplient."Le phénomène reste assez marginal", convient la présidente de la CDDSP, qui, après un appel à témoignages auprès de sa communauté, a recensé deux nouveaux cas de poursuite en diffamation. Mais les chercheurs ne sont pas épargnés, alors que les poursuites se multiplient, surtout dans la sphère politique. "La poursuite en diffamation est devenue un outil de communication. C'est une façon de se dédouaner, de dire : 'Regardez, je n'ai rien à craindre, d'ailleurs je n'ai pas peur d'aller en justice'", analyse Sandrine Clavel.

D'autant que les risques pour les poursuivants sont minimes. "En cas de relaxe, les montants des dédommagements sont très faibles. Cela ne coûte rien aux grandes sociétés. D'autre part, quand la décision interviendra, tout le monde aura oublié, d'autant que la publication automatique de la décision de la relaxe n'est pas prévue au pénal", avance la présidente. D'ailleurs, "dans certains cas, les poursuivants se désistent en cours de procédure. C'est la preuve que le plan com a marché..."

Les propositions du rapport Mazeaud, "traduites avant la fin du quinquennat"
Remis le 19 avril 2017 à Thierry Mandon, le rapport Mazeaud propose une série de mesures, "pour renforcer l'indépendance des enseignants-chercheurs et envisager des moyens juridiques permettant de protéger les universités contre ces procédures-bâillons."Le ministère, qui a accueilli le rapport "de façon très favorable", affirme sa volonté de traduire toutes les propositions "qui pourront l'être" avant la fin du quinquennat. Reste que l'application de beaucoup d'entre elles nécessite une modification des textes législatifs.

Sur le premier point, les auteurs du rapport préconisent de créer une amende civile, inscrite dans le Code civil, pouvant aller jusqu'à 15.000 euros. Elle vise toute personne qui "agit en justice pour entraver la liberté d'expression du défendeur".
De plus, la loi sur la liberté de la presse pourrait être modifiée et assortie d'une phrase concernant spécifiquement les chercheurs et enseignants-chercheurs : "Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, les propos ou écrits rédigés ou exprimés de bonne foi par des chercheurs et des enseignants-chercheurs, dans le cadre de leurs activités d'enseignement ou de recherche, sous quelque forme et sur quelque support que ce soit."
L'objectif est clair : limiter au maximum le recours à la diffamation.

Sur le second point, le rapport propose deux pistes pour améliorer la protection fonctionnelle des universitaires, protection juridique et financière dont bénéficie un agent de la fonction publique quand il est l'objet d'attaques liées à sa fonction. Le rapport préconise de  "rappeler aux présidents d'université que la protection fonctionnelle constitue pour l'agent un droit", ce qui devrait passer par un ajout au code de l'éducation, ou "mettre en place un mécanisme d'octroi automatique de la protection fonctionnelle". L'objectif : permettre à l'universitaire en question d'obtenir sans délai une aide financière, pour couvrir ses frais juridiques, l'université de rattachement du chercheur ne pouvant plus refuser la protection fonctionnelle.

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