Les commerciaux, pivots de recrutement des grandes écoles à l'étranger

Jean Chabod-Serieis Publié le
Les commerciaux, pivots de recrutement des grandes écoles à l'étranger
Les grandes écoles sollicitent de plus en plus des agents commerciaux sur place pour recruter leurs futurs étudiants à l'étranger. // ©  plainpicture/PhotoAlto/Eric Audras
Ils recrutent des étudiants à l’étranger pour les grandes écoles françaises. Eux, ce sont les agents commerciaux, tantôt sollicités en freelance, tantôt intégrés directement aux équipes de l’établissement. Leur rôle dépasse souvent celui de simples recruteurs de candidats pour devenir carrément des proches des étudiants.

Il a 43 ans et il est enseignant-chercheur en sociolinguistique à l’université de Douala, au Cameroun. Cela pourrait s’arrêter là, sauf qu’Innocent Fasse Mbouya est aussi agent commercial pour une quinzaine d’écoles de commerce de la CGE (Conférence des grandes écoles) en France "ainsi que quelques écoles de technologie et d’agroalimentaire". Il a monté EducAssist, son propre cabinet qui emploie 4 personnes. "Chaque année, nous envoyons entre 20 et 30 étudiants dans les grandes écoles françaises, explique-t-il. Alors que quand j’ai commencé en 2012, ils étaient seulement 4 ou 5 à partir par an !"

Des agents commerciaux comme lui, chargés de chasser les futures recrues des grandes écoles, il en existe des centaines à travers le monde. À l’origine de leur existence, "l’ouverture à l’international" : quelle plaquette commerciale de grande école n’arbore pas ce slogan ? Obsession de toutes les grandes écoles et les universités, cette ouverture vers l’étranger, c’est à la fois la possibilité pour les étudiants français de partir et pour les étudiants étrangers de venir.

Slogan marketing certes, mais bien plus en réalité. D’abord parce que pour décrocher un visa ou le grade de master, les écoles privées et consulaires françaises n’ont pas le choix : il faut attester, entre autres, de son ouverture internationale ; ensuite parce que la concurrence que se livrent les établissements est de plus en plus forte, pas seulement en France, mais dans le monde entier.

Des "country managers" en régie à GEM

"Il ne faut pas se focaliser sur la France, suggère Mark Thomas, le directeur des programmes internationaux à GEM (Grenoble Ecole de Management). À l’étranger, mes concurrents ne sont pas l’école Centrale ou les Mines : ce sont les universités australiennes et britanniques." Pour se faire une place dans le paysage mondial, l’école grenobloise a choisi de faire travailler six agents commerciaux, en régie.

"Nous les appelons des country managers et ils sont salariés de GEM. Chacun est responsable d’une zone et vit sur place : Asie, Inde, Moyen-Orient, Europe, Amérique du Nord et Amérique du Sud. Notre politique de promotion interne a guidé le recrutement, et les country managers connaissent bien l’école. En Inde, c’est un ancien de l’école qui s’est proposé de recruter des étudiants juste après son mastère ; au Moyen-Orient, ses deux enfants sont diplômés de GEM."

Récemment encore, GEM recourait aux agents commerciaux indépendants du concours Pass-World, regroupant 6 écoles de commerce. Mais en 2019, la collaboration s’arrête. "Pass-World recrute surtout des étudiants internationaux pour le parcours Grande École, un produit très francophile, justifie Nathalie Penin, la directrice associée Marketing et admissions de GEM. Nous recrutons désormais des candidats internationaux pour d’autres programmes."

S’il fallait réglementer ce secteur, il faudrait commencer par faire une vérification des agents recrutés, parce que, si certains sont des passionnés d’éducation, d’autres sont des commerciaux purs et durs.
(I. Fasse Mbouya)

Par conséquent, le recours aux freelances s’est tari et les agents commerciaux sont désormais étiquetés GEM de la tête aux pieds, avec contrat, adresse mail, cartes de visite et accès à la base de données de l’école. Leur rémunération présente une part fixe et une part variable "dans une logique de motivation financière", précise Mark Thomas.

Des "représentants" à l’institut Mines Télécom

La particularité des agents commerciaux dans l'ESR, c’est qu’ils ne vendent ni un produit fabriqué en série, ni une prestation intellectuelle basique. Leur discours et leur force de conviction peuvent avoir des conséquences lourdes : endettement d’une famille pour payer le voyage et les études du jeune, éloignement du pays et plongée dans une culture – et un climat – fort différente, parfois pendant plusieurs années. "C’est leur vie, il ne faut pas faire n’importe quoi avec, tranche Innocent Fasse Mbouya. S’il fallait réglementer ce secteur, il faudrait commencer par faire une vérification des agents recrutés, parce que, si certains sont des passionnés d’éducation, d’autres sont des commerciaux purs et durs."

Pour les actions collectives de recrutement à l’étranger de ses dix écoles (huit écoles groupe + deux écoles associées), l’institut Mines Télécom (IMT) tient d’ailleurs à faire travailler des "représentants" plutôt que des agents commerciaux. Pour Michel Pavageau, le directeur des affaires internationales de l’IMT, la distinction est d’importance : "Les agents sont des sociétés dont la mission est de prospecter, détecter et envoyer les bons candidats. Ils travaillent pour nous aussi bien que pour la concurrence internationale, et ce qui les intéresse, c’est d’avoir un portefeuille de clients prestigieux qu’ils vont pouvoir monnayer cher. Le représentant, quant à lui, peut représenter des écoles de commerce ou des écoles d’art, mais pas d’écoles d’ingénieur : nous demandons l’exclusivité sur ce segment. Par ailleurs, nous les formons, et ils ont un mandat pour parler en notre nom à l’étranger, auprès de nos partenaires, de Campus France, des entreprises, des ministères, etc. La relation de confiance est plus forte".

L’IMT a placé neuf pays "au 1er plan stratégique" de son développement international (Chine, Indonésie, Inde, Malaisie, Vietnam, Colombie, Brésil, Venezuela et Mexique), mais ne sollicite pour le moment que 4 représentants (payés en honoraires avec parts variables et fixes) à Pékin, Bogota, Rio et Bangalore. Certains pays sont donc sans représentant, ce qui n’empêche pas les partenariats, ni le recours aux agents commerciaux. "Nos représentants peuvent travailler avec des agents s’ils le souhaitent ; et les écoles qui ont une action internationale de recrutement font appel à des agents, souvent pour leurs masters internationaux", ajoute Michel Pavageau. Le résultat a été particulièrement payant en Chine : 150 candidats chinois vont passer le concours de l’IMT en 2019 pour l'entrée dans le programme GE, contre 70 en 2018.

Des "agents commerciaux" à l’EM Strasbourg

Si tous reconnaissent la forte concurrence qui règne à l’échelle mondiale et la nécessité de vendre ses produits (autrement dit ses titres, diplômes et autres labels), chacun s’accorde pour dire que "on ne vend pas n’importe quoi". "Nous ne sommes pas dans une logique de vente à tout prix, explique Mark Thomas. J’ai envie d’avoir dans ma salle de classe des étudiants motivés, j’ai donc intérêt à recruter seulement les plus motivés. Je vois plutôt cela comme de la vente de produits de prestige : le but n’est pas de ramener 200.000 étudiants sinon cela va dévaloriser l’institution, la marque. D’où la sélection exigeante des commerciaux : ils doivent avoir une bonne connaissance de l’ESR et de l’école, et être dans une logique d’aide aux jeunes."

Nous ne sommes pas dans une logique de vente à tout prix.
(M. Thomas)

L’EM Strasbourg sollicite douze agents commerciaux, dont EducAssist, et d’autres cabinets comme Hemle ou TG Master. Séverine Bonhomme, chargée du recrutement à l’international de l’école alsacienne, partage cette vision d’aide. "Nos agents sont souvent vus par les jeunes comme des coachs, des mentors." Une impression confirmée par Ferdirich, 22 ans, recruté l’année dernière par un agent au Cameroun. "Depuis le début, il nous aide dans tous les domaines, lorsqu’on a des petits soucis, lorsqu’on cherche un stage. J’avais un problème administratif, il a fait les procédures pour moi. C’est très rassurant surtout lorsqu’on change de pays et de culture. L’agent connaît aussi ma famille, qu’il rassure", avoue l'étudiant en 2e année du programme GE à l'EM Strasbourg.

Materner les candidats

À chaque région du monde, ses méthodes commerciales. "Le décisionnaire peut varier selon le pays, rappelle Mark Thomas. En Europe et en Amérique du Nord, c’est en général l’étudiant qui décide de ses études. Mais en Asie, l’influence des parents et de la famille est beaucoup plus importante ; donc nos country managers de Chine et d’Inde discutent avec la famille alors qu’en Amérique du Nord, ils discutent avec l’étudiant lui-même", détaille le directeur des affaires internationales à GEM.

En Afrique sub-saharienne, Innocent Fasse Mbouya raconte : "Lorsque que je recrute pour les bachelors, les étudiants sont très jeunes, je commence donc à discuter avec la famille. Pour les bac+5, je vais voir directement l’étudiant." L’universitaire connaît bien l’effet mentor : "dans leurs discussions sur Facebook, mes étudiants parlent de moi en disant "le père". Au Cameroun comme en France, il y a une crise parentale ; les jeunes sont contents de trouver quelqu’un qui les écoute, qui les prépare non seulement au concours mais aussi au choc culturel. Je suis souvent l’intermédiaire entre les parents et les jeunes et je finis par résoudre les problèmes familiaux plus que les questions académiques !"

Un tel discours ne surprend pas Nathalie Penin : "Notre country manager au Liban a 60 ans, et elle est un peu une maman pour les prospects." D’après elle, pour créer un lien, c’est la proximité qui compte, la qualité relationnelle, voire le côté familial. "Dans certaines zones géographiques, cela ne marche que comme ça. Au Moyen-Orient et en Inde, les familles et les étudiants ont beaucoup de questions ; avant, nous y répondions depuis Grenoble, mais c’est plus efficace depuis que les country managers répondent eux-mêmes." C’est tout l’avantage de solliciter des agents locaux.

Jean Chabod-Serieis | Publié le