La recherche sommée de se mettre au service de la "deep tech Nation" ?

Étienne Gless Publié le
La recherche sommée de se mettre au service de la "deep tech Nation" ?
Un rapport identifie dix marchés prioritaires pour créer une économie de rupture technologique. // ©  Deepol/Plainpicture
Agriculture, santé digitale, biothérapies, technologies quantiques ou cyber sécurité… Un rapport d’experts a retenu dix marchés prioritaires sur lesquels concentrer les moyens pour créer une économie de rupture technologique en France. Symptomatique d'une vision ultra compétitive de la recherche trop orientée court terme ?

Le refrain est connu, la crainte sous-jacente aussi : la France a une économie innovante mais pas une économie de rupture. Le risque existe d’un déclassement technologique, d’une perte de rayonnement scientifique voire de souveraineté. L’obsession du moment est donc la quête du fameux continuum entre découvertes scientifiques et innovation pour créer des entreprises leaders sur les marchés de demain. Avec l'impératif de faire sortir plus massivement et plus vite la recherche des laboratoires.

Recherche académique de haut vol et effort de R&D en retrait

“Les interactions entre recherche publique et recherche privée sont relativement faibles en France“, diagnostique Benoît Potier, PDG d’Air Liquide et chargé d’animer le groupe d’experts qui a rédigé le rapport "Faire de la France une économie de rupture technologique", remis le 7 février dernier à Bruno Lemaire, ministre de l’Economie et des Finances et Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur de la recherche et de l’innovation. “Ces faibles interactions peuvent provenir d’un désalignement des thématiques de recherche entre public et privé“, explique le dirigeant d’entreprise.

En effet, la France, qui dispose d’une recherche académique de haut niveau - au 7e rang mondial pour les publications scientifiques -, affiche un effort de R&D en retrait (2,2% du PIB) par rapport à la moyenne des pays occidentaux (2,34%). Et de rappeler quelques données chiffres bien connues : 80% des chercheurs en entreprises sont spécialisés en mathématiques ou en sciences de l’ingénieur mais ils ne sont que 28% dans la recherche publique à travailler sur ces thématiques, selon le rapport du Mesri 2018 sur l’état de l’emploi scientifique en France. A l'inverse, les sciences humaines représentent 22% des chercheurs du public contre 2% dans le privé etc. “Même si ces écarts s’expliquent en partie par le fait que la recherche est plus fondamentale dans le public et plus appliquée dans le privé, la taille de ces écarts interpelle“, pointe Benoît Potier.

Faire sortir plus vite les pépites des laboratoires

Pour développer les relations entre les sphères publique et privée, la loi Pacte du 22 mai 2019 a déjà renforcé le statut de chercheur-entrepreneur. L’écosystème a aussi été renforcé via la manne qui se déverse sur les structures d’accompagnement dédiées : accélérateurs, incubateurs, structures d’accélération de transferts de technologies (S.A.T.T).

Le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), en cours de finalisation, compte parmi ses objectifs le développement de la recherche partenariale. “Dans le cadre de la LPPR, il y aura un volet consacré à l’innovation et à la facilitation du transfert avec notamment beaucoup de simplification des démarches administratives“, promet Frédérique Vidal. “Il faut faire en sorte que toutes ces pépites qui émergent des laboratoires puissent être repérées le plus vite possible et contribuer au développement économique et à la création d’emplois“, explique la ministre de l’Enseignement supérieur de la recherche et de l’innovation.

Au printemps, le volet innovation du futur Pacte productif, qui sera dévoilé par Emmanuel Macron, pourrait prévoir d’autres incitations pour faciliter les passerelles pour les chercheurs publics entre le monde de la recherche et celui de l’entrepreneuriat. La majoration des activités de création d’entreprise, de consultance ou de dépôt de brevets d’invention est ainsi envisagée dans l’ensemble de critères retenus pour la progression de carrière.

Stimuler les jeunes chercheurs à entreprendre

Certains jeunes chercheurs n’ont pas attendu pour franchir le pas : “Je suis chimiste à la base“, explique Mickaël Pruvost, docteur ingénieur en physique chimie qui a lancé son projet technologique "Touchee" durant sa thèse. “La perspective naturelle aurait été de faire de la recherche académique mais finalement dans ma thèse j’ai fait des choses très appliquées avec une problématique marché et industrie qui m’a beaucoup plus intéressé“. Mickael Pruvost a inventé un matériau permettant de créer des capteurs ayant la sensibilité de la peau humaine. Il est représentatif de cette nouvelle génération de scientifiques, thésards et post-doctorants tentés par la création de start-up que les pouvoirs publics veulent encourager.

“J’aime prototyper ma science et nous avons été stimulés pour sortir notre science des murs des laboratoires“, explique ce lauréat de la première édition du concours d’innovation I-PhD lancé par le Mesri en juin 2019 dans le cadre du plan Deeptech. Ce concours est destiné aux jeunes chercheurs porteurs de création de start-up basée sur une rupture technologique. Une tournée d’évangélisation des campus universitaires est actuellement menée par Bpifrance la banque publique d’investissement pour vanter le modèle vertueux des ponts dressés entre le monde académique et les start-up aux innovations disruptives.

Une vision compétitive et "darwinienne" de la recherche non partagée par tous

Reste qu’au sein de la communauté scientifique et académique tous ne partagent pas cette vision qui favorise l'activité entrepreneuriale et la création de davantage d'entreprises "deep tech" par les chercheurs. La mobilisation des universités et des laboratoires le 5 mars dernier contre le futur projet de Loi de programmation pluriannuelle de la recherche l'a rappelé. Les propos d'Antoine Petit, PDG du CNRS appelant à une "loi inégalitaire vertueuse et darwinienne" pour stimuler la recherche n'en finissent pas de déclencher des protestations.

Co-rapporteur du groupe de travail Financement de la recherche (avec Sylvie Retailleau, présidente de l'université Paris-Saclay et Cédric Villani, député) Antoine Petit défend les vertus de la compétition entre chercheurs et institutions et plaide notamment pour un accroissement des financements par appel à projets (AAP) : "La France fait partie des pays développés dans lesquels la proportion de financements sur projets est la plus faible (...)".

Reprenant une étude de l'OCDE, le groupe de travail estime que "l’excellence scientifique est liée à la compétition entre les chercheurs, et que les scientifiques évalués par des standards internationaux compétitifs produisent une recherche de meilleure qualité. La littérature académique a aussi montré un lien entre le degré de compétition des systèmes de recherche et la productivité scientifique". Un chiffon rouge pour beaucoup !


10 marchés prioritaires mais pas les "ed tech"

Le rapport Faire de la France une économie de rupture a retenu 10 marchés prioritaires :
L’alimentation durable pour la santé
Le biocontrôle animal et végétal
La santé digitale
Les biothérapies et bio production de thérapies innovantes
L’hydrogène pour les systèmes énergétiques
La décarbonation de l’industrie
La nouvelle génération durable de matériaux composites "haute performance"
Les technologies du quantique
La cyber-sécurité

Le rapport a listé 12 autres marchés émergents jugés comme non prioritaires mais pour lesquels "il faut maintenir une veille active". Il en va ainsi du marché des ressources technologiques et solutions numériques au service de la connaissance, les fameuses "ed tech" (educational technology).
Côté atouts, la filière française des "ed tech" compte des laboratoires de recherche sur le calcul intensif, l’intelligence artificielle ou les sciences cognitives susceptibles d’innover dans l’offre aux utilisateurs. Le marché français des "ed tech" commence à se structurer avec quelque 500 entreprises dont les deux-tiers sont localisées en Ile-de-France et la création de deux fonds d’investissements spécialisés (Educapital et Bright Eye Ventures). "La France est susceptible de prendre le leadership sur le marché francophone même si elle est encore actuellement assez en retrait", note le rapport. Mais entre autres verrous la croissance du marché est limitée par la complexité d’accès au marché scolaire qui protège les acteurs en place.

Étienne Gless | Publié le