Danielle Tartakowsky : "La LRU a accru les tensions entre enseignants-chercheurs et administratifs"

Aurore Abdoul-Maninroudine Publié le
Danielle Tartakowsky : "La LRU a accru les tensions entre enseignants-chercheurs et administratifs"
Pour Danielle Tartakowski, la LRU a ouvert et accéléré toute une série de mutations. // ©  Alexandre GELEBART/REA
Dix ans après le vote de la LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités), Danielle Tartakowsky, présidente de l'université Paris 8 de 2012 à 2016, revient sur les ruptures provoquées par ce texte. Si elle déplore la "duperie" budgétaire qui s'est ensuivie, elle souligne la transformation induite sur le métier de président.

Danielle TartakowskiAprès avoir activement participé au mouvement contre la LRU (loi relative à l'autonomie des universités), vous avez été présidente de Paris-Vincennes-Saint-Denis (Paris 8) de 2012 à 2016. Dix ans après qu'elle a été votée, quel bilan faites-vous de cette loi ?

Historiquement, les universitaires se sont toujours battus pour l'autonomie, qu'ils considèrent comme un facteur de dynamisme. Il faut aussi admettre que le poids de la tutelle avant la LRU était extrêmement lourd mais on nous a donné une autonomie sans moyens. C'est ce que plusieurs présidents, dont Anne Fraïsse, ont dénoncé dès le début.

En ce sens, l'autonomie, telle que mise en œuvre, est "une duperie" puisqu'elle s'inscrit dans le contexte plus global de la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques, dont le but affiché était de réduire les dépenses de l'État.

La grande rupture induite par cette loi est d'ailleurs budgétaire, avec le passage progressif aux RCE (responsabilités et compétences élargies). Parmi ces responsabilités nouvelles figurait la gestion de la masse salariale, transférée de l'État aux établissements. Or, il était évident que cela allait se traduire par des déficits si l'État ne compensait pas certaines dépenses incompressibles, dont l'augmentation naturelle de la masse salariale ou GVT (glissement vieillesse technicité). La pente était fatale.

La Cour des comptes relève d'ailleurs que quinze universités sont encore en déficit en 2017. Et depuis 2012, la chute du nombre de postes d'enseignants-chercheurs publiés atteint 1.357 quand les universités accueillent 30.000 à 40.000 étudiants de plus chaque année.

Aujourd'hui, l'atmosphère est vraiment électrique dans les établissements. Avec nos budgets actuels, nous réussissons au mieux à reproduire la situation à l'identique, d'une année sur l'autre. La marge de manœuvre pour innover est, de ce fait, étroite.

La LRU misait, en réalité, sur le développement des fonds propres des universités, en nous permettant d'aller chercher des financements extérieurs (via les fondations notamment). Sauf que nous ne sommes pas à égalité : l'attractivité d'un établissement varie énormément selon sa spécialisation (SHS ou sciences dures) et sa localisation (Île-de-France ou province).

Au-delà de cette dimension budgétaire, la LRU a-t-elle eu un impact positif en termes de gouvernance ?

La LRU a ouvert et accéléré toute une série de mutations. Combinée avec les PIA (programmes d'investissement d'avenir) et la loi Fioraso, elle a définitivement créé les conditions pour évoluer vers un traitement différencié des établissements.

Je ne suis pas contre la différenciation en tant que telle si nous disposons des moyens de remplir nos missions (formation, recherche et insertion professionnelle). Or, nous sommes dans une situation de manque cruelle. Les financements externes nous permettent d'avancer sur certains points mais créent, en parallèle, des creux et des manques. Il faut bien voir que les phénomènes de différenciation n'existent pas seulement entre les établissements mais à l'intérieur même des universités, entre départements.

Je crains qu'il ne se passe la même chose dans le supérieur que dans le secondaire, avec des stratégies de contournement d'établissements.

Je crains, à cet égard, qu'il ne finisse par se passer la même chose dans le supérieur que dans le secondaire, avec des stratégies de contournement de certains établissements par les étudiants et les enseignants et les phénomènes de ségrégation sociale qui en découlent.

L'autre rupture de la LRU concerne la notion d'établissement, qui me paraît pour le coup intéressante. C'est une rupture forte. Les universités telles qu'issues de la loi Faure en 1968 étaient extrêmement morcelées et structurées autour des UFR. C'est autour de ces entités que naissait le sentiment d'appartenance. Or, la notion d'établissement permet de dépasser les clivages disciplinaires. Elle permet aussi à l'université d'être un acteur social pleinement intégré dans le territoire.

La LRU met enfin le président dans une position nouvelle qui l'amène à devoir et pouvoir penser une stratégie à l'échelle de l'établissement. On peut l'analyser de façon extrêmement négative mais cela permet aussi de créer des espaces au sein desquels on peut défendre sa vision de l'université.

Dans votre livre "Construire l'université au XXIe siècle", vous évoquez le fait que la LRU a fait entrer dans les universités une certaine culture du management. Cette évolution était-elle selon vous inéluctable ?

À partir de mon expérience personnelle, je peux vraiment voir la différence entre l'avant et l'après-mandat. Avant mon mandat de présidente, j'avais beau avoir participé au mouvement anti-LRU, je ne savais pas grand-chose du fonctionnement administratif et budgétaire de l'université. C'est fou mais c'est vrai, et c'est le cas pour la très grande majorité des collègues. Quiconque n'a pas de responsabilités dans les instances ne sait rien et, d'une certaine manière, s'en moque.

C'est un problème de culture professionnelle. Je me souviens d'un ami maître de conférences qui avait écrit que, selon lui, une bonne présidence d'université était une présidence dont il n'entendrait jamais parler. C'est très révélateur.

De fait, la LRU a accru les tensions entre les deux cultures, celle des enseignants-chercheurs et celle des administratifs. D'un seul coup, les budgets des universités ont été multipliés par dix et certaines fonctions, comme celles de directeur de cabinet ou de DGS, sont devenues centrales.

Ces tensions ne dataient pas de 2007, néanmoins. Je les retrouve mot pour mot dans l'ouvrage de René Rémond publié en 1977, "La Règle et le Consentement". Historiquement, les enseignants-chercheurs ont une pratique professionnelle très isolée. Ils n'aiment pas qu'on leur rappelle qu'ils appartiennent à un tout, qu'ils voient souvent comme une source de contraintes supplémentaires.

Vous indiquez dans votre livre avoir vécu "une forme de schizophrénie" au cours de votre mandat. Pourquoi ?

Je parle de "schizophrénie" car j'ai dû travailler au sein d'un cadre que j'avais combattu. Je ne le regrette pas, c'est ma conception de la culture syndicale. J'étais contre la LRU, j'ai participé aux manifestations et aux rondes place de la République, mais, une fois la loi passée, j'ai tenté d'avancer mes pions en acceptant la nouvelle réalité. Je considère qu'on ne déserte pas le terrain.

Les responsables politiques ont bien retenu les leçons du mouvement anti-LRU et qu'ils feront tout pour éviter une nouvelle loi qui crispe.

Je pense par ailleurs que les responsables politiques ont bien retenu les leçons du mouvement anti-LRU et qu'ils feront tout pour éviter une nouvelle loi qui crispe. C'est pour cela, à mon avis, que le gouvernement développe la notion d'expérimentations et souhaite légiférer par ordonnances.

Parallèlement à l'autonomie accrue des universités, celles-ci ont reçu l'injonction de se regrouper au niveau territorial avec d'autres établissements d'enseignement supérieur. Quel regard portez-vous sur cette politique de regroupement ?

Je suis dubitative. Pourquoi devrions-nous nous regrouper ? La question est toujours d'actualité et personne n'y a encore répondu. Les acteurs travaillaient déjà beaucoup entre eux pour répondre à des programmes du CNRS ou de l'Union européenne. Qui plus est, un regroupement n'a pas le même sens pour toutes les composantes de l'université.

À cet égard, j'ai été extrêmement choquée par le rapport de l'IGAENR sur les politiques de regroupement. Qu'un rapport officiel se permette de dire que le PIA 2 a permis de mettre en place des dispositions contraignantes non prévues par la loi est inadmissible.

Quelle serait votre vision idéale de l'autonomie des universités ?

L'autonomie pourrait être une bonne chose à deux conditions, lourdes, qui semblent loin d'être réunies dans les prochaines années : plus de financements récurrents à la hauteur de nos missions et une absence de strates de gestion supplémentaires.

Construire l'Université du XXIè siècleDanielle Tartakowsky, "Construire l'université au XXIe siècle".

Récits d'une présidence, Paris 8 - 2012-2016.
Éditions du Détour, 22 p., 19,50 euros.


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