Egalité des chances : les dispositifs favorisent-ils vraiment l’ouverture sociale dans le supérieur ?

Sarah Nafti Publié le
Egalité des chances : les dispositifs favorisent-ils vraiment l’ouverture sociale dans le supérieur ?
Les Cordées de la réussite concernent 200.000 élèves de collèges et lycées. // ©  Nicolas Tavernier/REA
Les premiers programmes d’égalité des chances pour l'accès au supérieur sont nés dans les années 2000. En 20 ans, ils ont constamment évolué. Les Cordées de la réussite devraient concerner 200.000 lycéens et collégiens en 2023. Mais ce dispositif, comme d'autres, peut se heurter à une pré-sélection en s'adressant d'abord à des élèves déjà ambitieux.

En lançant les CEP (conventions d’éducation prioritaire) en 2001, Sciences po était la première grande école à mettre en place une politique volontariste pour favoriser l’égalité des chances dans l'accès à ses cursus. Deux ans plus tard, l’Essec débutait "Une grande école pourquoi pas moi", qui fêtera ses 20 ans en 2023.

Et depuis 2008, les Cordées de la réussite sont venues renforcer les dispositifs d'établissement avec un vaste programme interministériel. Mais quel bilan dresser de ces différents dispositifs ? L'ascenseur social est-il aujourd'hui vraiment en marche dans le supérieur ?

Lutter contre l'auto-censure dans les zones d'éducation prioritaires

Depuis leur création, les Cordées de la réussite proposent un accompagnement spécifique aux lycéens et aux collégiens des établissements encordés. Le dispositif vise ainsi à "lutter contre l’autocensure des élèves et susciter leur ambition scolaire, ouvrir leurs horizons, et accompagner l’élève depuis le collège vers son propre parcours de réussite : l’insertion professionnelle ou la poursuite d’études dans le supérieur".

L’accompagnement proposé par l’établissement du supérieur "tête de cordée" peut consister en du tutorat, des ateliers collectifs scientifiques, des visites culturelles ou même des découvertes de métiers et d’entreprises. Plus de 16.000 étudiants tuteurs sont engagés pour accompagner des collégiens et lycéens dans une Cordée.


Qui bénéficie des Cordées de la réussite ?

Les Cordées ont comme public cible les élèves scolarisés en éducation prioritaire ou résidant dans les QPV (quartier prioritaire de la politique de la ville), ceux issus de zones rurales et les lycéens professionnels et technologiques. Au total, ce sont 200.000 élèves (sur 5.729.000 élèves dans le secondaire) qui devraient bénéficier du dispositif en 2023, contre 80.000 en 2019. Plus de 800 cordées étaient recensées sur l’année scolaire 2021/2022, et on en attend plus de 900 sur celle en cours.
Parmi ces élèves, 26.000 étaient scolarisés en collèges ruraux et près de 15.000 sont des lycéens professionnels. Pas moins de 3.375 établissements scolaires sont inscrits dans les Cordées, soit 30% du total. Les Cordées de la réussite concernent même la moitié des lycées publics et 40% des collèges publics.

"Faire évoluer le regard de la société" sur les inégalités scolaires

Chantal Dardelet, responsable du pôle égalité des chances de l’Essec et du pôle ouverture sociale de la CGE (Conférence des grandes écoles), a déployé le programme historique en matière d’ouverture sociale, "Une grande école pourquoi pas moi", labellisé Cordées de la réussite. Pour elle, ces programmes d’égalité des chances ont fait évoluer le regard de la société sur les inégalités scolaires. "La diversité et l’inclusion s’apprennent. Et la diversité, c’est une solution et pas un problème, que ce soit dans les grandes écoles ou dans les entreprises."

L’Essec, "consciente de son impact sur la société", a été l’une des écoles précurseuses du mouvement, et a depuis multiplié les programmes autour de l’orientation ou de la préparation aux concours. Cette politique l’a menée, près de 20 ans après, à de nouvelles tentatives dans l’ouverture sociale, cette fois directement au sein de l’école grâce à la procédure du double appel à l’oral, inaugurée lors du concours 2022. Celle-ci permet de "bonifier" légèrement les candidats boursiers pour qu’ils puissent passer l’oral "où ils surperforment", remarque Chantal Dardelet. Parmi les 35 candidats ainsi "repêchés" à l’oral, 24 ont été admis.

La diversité et l’inclusion s’apprennent. Et la diversité, c’est une solution et pas un problème, que ce soit dans les grandes écoles ou dans les entreprises. (C. Dardelet, ESSEC)

Pour Chantal Dardelet, la capacité des grandes écoles à s’ouvrir davantage socialement découle aussi de la capacité à permettre l’égalité des chances au plus tôt. Depuis les années 2010, des programmes dédiés à cette ouverture sociale ont été mis en place, du type Cap Essec, ou les admissions sur titre (après un diplôme du supérieur et non une CPGE). Le taux de boursier est ainsi passé de 5 à 20%. La procédure de double appel à l’oral vise à renforcer encore cette ouverture sociale.

L'ouverture sociale nécessite des "politiques volontaristes"

Sciences po, qui revendique son statut de "grande école la plus ouverte" explique que l’ouverture sociale ou géographique, comme l’égalité des chances, nécessite "des politiques volontaristes". En juin 2022, l’école a annoncé un renforcement des CEP (conventions d'éducation prioritaire), avec deux évolutions majeures : dès la rentrée 2023, le nombre d’admis par la CEP va augmenter de 50% - ils étaient 170 en 2022 issus de 18 académies et 70 lycées - et le nombre de lycées conventionnés va passer de 166 en 2021 (106 en 2020) à 198, couvrant 28 académies sur 30 et 7 territoires d’Outre-Mer pour une meilleure représentation géographique.

En 2021, la procédure d’admission à Sciences po a été profondément réformée, en intégrant la plateforme Parcoursup. "Le nombre de candidatures a augmenté de près de 60% depuis 2020", détaille l’école, qui se félicite "d’amplifier son ouverture sociale et territoriale et de renforcer son niveau d’excellence et d’exigence". Le nombre de lycées d’origine des étudiants a augmenté de 50%. Le niveau d’excellence reste lui important puisque 97% des admis avec un bac général mention très bien, 30% étaient boursiers.

Des moyens qui ne sont pas à la hauteur pour changer d'échelle

Si les établissements qui participent aux dispositifs d'ouverture sociale perçoivent des effets positifs pour les bénéficiaires et les étudiants, leur organisation repose essentiellement sur les équipes pédagogiques, qui n’ont pas toutes les moyens afférents à ce travail supplémentaire. Chaque changement d’équipe, dans la tête de Cordées ou dans l’établissement encordé, nécessite un nouvel engagement des personnes concernées.

L’Institut Paris Région a ainsi publié un bilan des Cordées de la région Île-de-France, qui relève, parmi les difficultés, les questions administratives, et notamment le financement, le "manque de reconnaissances des équipes éducatives" ou encore le manque de suivi des parcours des élèves bénéficiaires.

Des Cordées qui touchent plutôt des élèves déjà ambitieux

Par ailleurs, Sophie Kennel, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Strasbourg (67), ancienne responsable des Cordées, remarque "qu’il faut déjà une certaine motivation et une ambition pour entrer dans le dispositif". Elle a mené une enquête dans l’académie de Strasbourg, qui questionne la présupposée autocensure des élèves encordés.

Parmi ceux qu’elle a interrogés, "97% déclaraient être ambitieux" et autant affichaient "une forte motivation pour leurs études". La plupart pensaient déjà poursuivre dans le supérieur, et 74% savaient déjà dans quel domaine. Les Cordées étaient pour eux un moyen d’atteindre leurs objectifs.

97% des élèves encordés déclarent être ambitieux et affichent une forte motivation pour leurs études.

Les élèves encordés sont choisis à discrétion des établissements du secondaire. Certains peuvent prendre tous les volontaires, mais d’autres vont opter pour "les meilleurs ou les plus sages", laissant de facto une partie de ceux qui en auraient besoin de côté. Sophie Kennel parle d’un modèle de "méritocratie précoce", où, plutôt que de questionner les barrières mises en place, on va essayer de compenser les difficultés de certains.

Un manque de suivi des étudiants encordés une fois dans le supérieur

Les Cordées ont, depuis son enquête parue en 2020, évolué et affichent une volonté de non-sélection, mais se heurtent à la question des moyens. "Il y a une injonction contradictoire entre les moyens alloués, même s’ils augmentent, et l’ambition affichée." Pour Sophie Kennel, "ces dispositifs finissent par ne pas toucher certaines cibles". Elle constate : "Si on va les chercher trop loin, on n’y arrivera pas" et il y a même un risque de pousser certains vers l’échec dans le supérieur.

"Le problème est que le dispositif ne suit pas, alors que les premières années du supérieur sont très importantes. À l’université, on n’a aucun moyen de savoir si tel étudiant vient d’une cordée, pour éventuellement poursuivre un accompagnement supplémentaire."

Elle est convaincue de l’utilité des Cordées, qui ont notamment "changé le regard de l’enseignement supérieur sur l’ascension sociale, sur les étudiants fragiles", mais regrette le manque de données sur le suivi des élèves. Dans sa dernière mouture, les Cordées de la réussite promettent la mise en place d’un dispositif d’évaluation à l’échelle académique et nationale, avec notamment le suivi de cohortes d’élèves bénéficiaires.

Sarah Nafti | Publié le