Benoît Falaize (professeur d'histoire à l'UCP) : "Auschwitz peut-il être un lieu touristique scolaire ? Le débat est ouvert"

Propos recueillis par Virginie Bertereau Publié le
À la veille de la Journée de mémoire des génocides (libération d'Auschwitz notamment) et de la prévention des crimes contre l’humanité du 27 janvier 2011, Luc Chatel s’est rendu au Mémorial de la Shoah. Le ministre de l’Éducation nationale a assuré "qu’il croyait en la pertinence pédagogique" des voyages de mémoire à Auschwitz . Educpros revient sur ce sujet polémique avec l’interview de Benoît Falaize*, professeur d'histoire à l'université de Cergy-Pontoise (UCP).

Comment enseigner la Shoah à des collégiens et des lycéens ?

Il existe des règles simples. La première : il faut s'adosser au savoir scientifique. Il y a d'excellents ouvrages sur la question - par exemple, les travaux d'Hilberg, de Friedländer, de Bensoussan. Si les professeurs sont au point au niveau scientifique, ils seront à l'aise avec les questions des élèves. Et sur ce sujet, les élèves posent beaucoup de questions, y compris les plus délicates. C'est un sujet où il n'y a pas de place pour l'ambigüité, l'indécis. Deuxième règle : il faut respecter la sensibilité des élèves. La Shoah est un sujet aux ressorts émotionnels très forts, surtout à l'adolescence. C'est un sujet indicible : on ne sait pas où l’on touche. Il ne faut pas rentrer trop violemment dans la conscience des jeunes.

Troisième règle : il ne faut pas faire d'anachronismes. Il y a toujours eu des crimes de masse dans l'Histoire, mais la Shoah a un caractère sans précédent que l'on doit pouvoir expliquer. De la discrimination à la mise à mort, on n'est jamais allé aussi loin. Enfin, il faut faire son métier de professeur d'histoire. La Shoah n'est pas un sujet comme les autres. Il faut le traiter en classe. Et pour cela, on peut passer par la littérature, le cinéma, les documentaires...

Quel est l'intérêt d'organiser des voyages de mémoire dans les camps ?

C'est l'objet d'un vrai débat en France. Auschwitz peut-il être un lieu touristique scolaire, un "musée de l'horreur" à visiter ? La question touche à la patrimonalisation du passé, dans ce qu'il y a de plus violent et de dramatique. Faut-il y passer une journée ou plus ? Faut-il y aller en hiver (comme la plupart du temps), au printemps, en été ? Ces adolescents ont-ils l'âge suffisant pour comprendre ? Est-ce que cela a du sens ?

Annette Wievorka, historienne de la mémoire de la Shoah, n'est pas totalement pour car "il n'y a rien à voir à Auschwitz-Birkenau si on ne sait pas ce qu'il y a à voir", dit-elle. Et met en garde contre un usage systématique de ce type de sortie scolaire. Mais on manque d'études et de suivi de classe pour évaluer leur impact réel sur les élèves. Sans recul nécessaire, on est en peine de dire ce que cela apporte ou non. Certains voyages scolaires sont remarquablement accompagnés, préparés et réalisés. D'autres moins. Il faudrait mener une étude sur cinq, dix ans ou plus. Ces voyages sont peut-être des rites initiatiques.

Pour enseigner la Shoah, il faut s'adosser au savoir scientifique

Pourquoi et comment préparer ces voyages ?

Il faut absolument faire une préparation en amont, sinon c'est incompréhensible pour les élèves. Avant de partir, il faut qu'ils aient déjà une représentation mentale qu'ils pourront confronter à leur perception sur place.

Comment les utiliser au retour ?

Il faut que les élèves s'expriment sur ce qu'ils ont vécu, qu'ils rendent un travail libre, pas noté. Ou qu'ils fassent un travail sur les enjeux de la mémoire (pourquoi a-t-on fait un musée ? Quels sont les enjeux de mémoire ?). On pourrait les faire réfléchir sur l'après-1945 pour montrer la place d'Auschwitz dans la mémoire aujourd'hui. C’est toujours très utile et, du reste, au programme de terminale.

Cela revient ainsi à réfléchir aux traces d'Auschwitz dans la société française et européenne à travers les musées, le cinéma, la littérature, les mémoires individuelles pour savoir quel sens cela a aujourd'hui. 

On est certainement passé d'un enseignement très émotionnel à un enseignement plus rigoureux

Comment a évolué l’enseignement de cette période de l’Histoire ?

La Seconde guerre mondiale n'arrive dans les programmes que dans les années 1960. Dans les années 1970, la question de la Shoah (qui ne s'appelle pas encore comme cela) n'est pas dissociée des formes d'internements multiples (prisonniers de guerre, politiques, résistants...) et des camps. On ne distingue pas, par exemple, les camps d'extermination des camps de concentration. Pour cela, il faut attendre la fin des années 1990. Vers 1998 et jusqu'à aujourd'hui, la majorité des manuels sont très fiables historiquement.

Dans la pratique, on a longtemps utilisé Nuit et Brouillard des années 1960 aux années 1980. Aujourd'hui, les sources sont plus diversifiées. Beaucoup de films de fiction servent de supports. On est certainement passé d'un enseignement très émotionnel à un enseignement plus rigoureux, sans que ne disparaisse tout à faite la dimension morale et civique de ces apprentissages.

*Benoît Falaize a contribué au document du ministère de l'Education nationale, "Mémoire et histoire de la Shoah à l'école ".

Un portail de ressources numériques sur la Shoah pour la rentrée 2011
Mercredi 26 janvier 2011, Luc Chatel a visité le Mémorial de la Shoah. L’occasion de découvrir l’exposition consacrée à l’écrivain Irène Némirovsky, de rencontrer des lycéens et d’anciens déportés, mais aussi de signer une convention-cadre "établissant un partenariat pérenne destiné à enrichir l’enseignement de l’histoire de la Shoah à l’école" avec Eric de Rothschild, le président du Mémorial. Ce partenariat comprend l’ouverture d’un portail de ressources numériques (son nom n’est pas encore déterminé) à l’usage des professeurs pour la rentrée 2011.

"Ce portail permettra aux enseignants d’accéder à des documents, d’échanger entre eux et de préparer les voyages de mémoire". Luc Chatel a déclaré "croire en la pertinence pédagogique" de ces voyages quand ils sont "insérés dans des projets, bien encadrés et préparés en amont et en aval". "Dans ces conditions, les résultats sont remarquables", a-t-il ajouté.

Propos recueillis par Virginie Bertereau | Publié le