Pierre Giorgini, directeur général de l’ISEN : “Il faut inventer l’ingénieur global”

Propos recueillis par Sylvie Lecherbonnier Publié le
Pierre Giorgini, directeur général de l’ISEN : “Il faut inventer l’ingénieur global”
Pierre Giorgini - ISEN // © 
Aujourd’hui directeur général du groupe ISEN (trois écoles d’ingénieurs situées à Brest, Lille et Toulon) (1), Pierre Giorgini n’en est pas à son coup d’essai. Il a participé au début des années 90 à la création de l’ENIC – devenue Télécom Lille 1 en 2006 –, avant de faire une carrière dans les ressources humaines à France Télécom. Pour notre série « les entrepreneurs pédagogiques », ce diplômé de l’INT (Institut national des télécommunications) d’Évry nous décrit son parcours atypique entre théâtre, art clownesque et ingénierie, entreprise et enseignement supérieur, ressources humaines et technologie. Un itinéraire qui a fortement influencé ses innovations pédagogiques.

Après avoir débuté votre carrière comme enseignant, puis comme chef de département à l’INT d’Évry (devenu Télécom SudParis), vous vous lancez en 1990 dans la création d’une école, l’ENIC. Quels sont les principes qui vous ont guidé ?
En 1989 sort le rapport Decomps qui préconise la mise en place de nouvelles formations d’ingénieurs. Avec l’université des sciences et technologies de Lille, nous nous mettons à travailler sur cette base. ENIC voulait dire « École nouvelle d’ingénieurs en communication ». Nous avions délibérément choisi de mettre « nouvelle » dans l’intitulé de l’établissement pour signifier qu’elle serait toujours portée sur l’innovation. Sur les cinq ans du cursus, les étudiants alternaient six mois à l’école et six mois en entreprise. La promotion était composée d’étudiants en formation initiale et de stagiaires en formation continue. Nous avions également mis en place des cours en télé-amphi. Quatre ans après la création, nous délivrions 100 diplômes par an.

Une formule qui a engagé une diversification des voies d’accès aux écoles d’ingénieurs…
Depuis toujours, je crois à la deuxième chance. Je suis moi-même le fils d’immigrés italiens qui ont construit leur réussite par leur travail. J’ai ensuite longtemps hésité entre devenir artiste et ingénieur. J’ai fait beaucoup de théâtre et d’art clownesque. En fin de maths spé, je suis même parti faire du théâtre pendant quelques années, en continuant mes études à la fac pour avoir du temps. Puis je suis rentré à l’INT via les admissions sur titres. Avec mon parcours, j’en suis convaincu : à 20 ans, on a le droit d’avoir des hésitations.

Pourquoi avoir fait le choix de revenir vers le monde de l’enseignement supérieur, après plus de dix ans passés dans les ressources humaines ?
J’ai postulé pour devenir numéro 1 d’une grande entreprise publique, mais le poste m’a échappé. J’ai alors eu envie de revenir à mes premières amours. La conduite du changement constitue le fil rouge de ma carrière. Je n’ai jamais fait plus de trois ou quatre ans à un même poste car il existe un grand risque au bout d’un certain moment de devenir conservateur de ses propres innovations. Le contexte évolue, on vous propose autre chose et à un moment vous n’êtes plus apte à vous remettre en cause.

Quel diagnostic de l’ISEN faites-vous à votre arrivée en tant que directeur général ?
Je constate ses atouts phénoménaux, dans la recherche en particulier, sa culture éducative centrée sur la personne, mais aussi une image de marque trop centrée sur l’électronique qui le handicape sur le marché du recrutement. J’ai tout de suite voulu le positionner sur un créneau plus high tech. Et les changements d’image nécessitent des changements de fond : parcours à la carte, création de majeures, diversification du recrutement, développement de l’international… Nous avons également basculé sur une pédagogie en projets. Une manière de faire des cours qui révolutionne le rapport à la connaissance et rend l’étudiant acteur de l’élaboration de ses connaissances. L’enseignant n’est plus prédictif, mais devient un pédagogue de la ressource.

Vous avez longtemps occupé des postes à France Télécom dans les ressources humaines. Est-ce que les nombreux suicides qui ont eu lieu dans votre ancienne entreprise vous incite à faire évoluer la formation d’ingénieurs de l’ISEN ?
Je ne peux évidemment pas y rester insensible. Mais, l’ISEN, au sein de l’université catholique, a toujours cherché à former autant la personne que l’ingénieur. Une dimension que je souhaite encore développer. C’est pourquoi, avec les autres membres de l’Institut polytechnicum de Lille (HEI, l’ISA et la faculté libre des sciences et technologies), nous sommes en train de créer le label humanités. Il validera la capacité des étudiants à intégrer les nouveaux enjeux environnementaux et économiques dans leur projet personnel et professionnel. Pour l’obtenir, les étudiants devront se conformer à un référentiel et suivre des options complémentaires.

L’ISEN développe de plus en plus de projets au sein de l’Institut polytechnicum. N’avez-vous pas peur que cela nuise à votre logique de groupe ?
Dans les établissements d’enseignement supérieur comme dans les entreprises, il n’existe plus de stratégies d’alliances monolithiques. Avec le Polytechnicum, nous sommes dans une logique de projets de plus en plus synergiques, de plus en plus ambitieux, mais nous n’avons aucun scénario de rapprochement prémédité. Le mode projet nous convient bien. La coexistence avec le Groupe ISEN, situé à Brest, Lille et Toulon, marche en bonne intelligence. Et ne pose pas de questions pour le moment.

Sur quelles innovations travaillez-vous actuellement ?
Nous avons besoin d’inventer l’ingénieur global. Nous sommes entrés dans un nouveau monde dans lequel il nous faut repenser le rapport de l’homme à son environnement. Dans le domaine de la formation, nous sommes arrivés au bout d’un modèle de zapping où on rajoute un module de trente heures en développement durable puis vingt heures en éthique et encore quinze heures d’un autre cours. Il faut désormais transformer les façons d’apprendre du jeune, lui faire vivre des situations de co-élaboration, de co-­design. Aujourd’hui encore, plus qu’hier, les designers, les marketers, les ingénieurs ont besoin de travailler les uns avec les autres. Nous avons commencé avec les autres écoles du Polytechnicum à mettre en œuvre un centre de co-design où les étudiants travaillent sur des projets en équipe interdisciplinaire. Nous voulons aller plus loin.

(1) Pierre Giorgini est également vice-président de l’université catholique de Lille et délégué général de l’Institut polytechnicum de Lille dont l’ISEN fait partie.

Propos recueillis par Sylvie Lecherbonnier | Publié le