25 ans d’évolution de l’apprentissage (2/3) : vers l’ère du soupçon

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Ancien directeur du CFA de Poissy qu'il a contribué à créer, Jean Saavedra a par la suite travaillé en tant que consultant sur la conception et le développement du le CFA de l'Essec ainsi que sur le dispositif d'apprentissage de l'Edhec. Poursuivant aujourd'hui son activité de conseil dans le domaine de l'enseignement supérieur, il revient sur l'évolution de l'apprentissage depuis un quart de siècle. Deuxième volet de cette contribution.

L’apprentissage à l’ESSEC

L’histoire récente de l’apprentissage reste à faire. Sa tâche sera rude si elle veut convaincre que s’y joue la pointe extrême de la pédagogie à la française, une pédagogie dont la planète raffolerait si Caltech ou Berkeley la pratiquait.

Cette histoire devra s’arrêter longuement sur le fait que l’Essec ne se contenta pas d’adopter l’apprentissage et de lui servir de vitrine, mais qu’elle en raffina le système. Le CFA de l’Essec bénéficiait d’une sorte d’extraterritorialité, qui le situait très exactement entre l’école et les entreprises. C’était un laboratoire pédagogique d’autant plus productif qu’il amenait à terme nombre de propositions esquissées pendant les années de structuration de l’école. Elèves et apprentis se retrouvaient dans les mêmes classes, et la richesse du portefeuille de cours permettait d’établir tous les calendriers d’alternance possibles sans que l’organisation de l’école n’interfère. Le suivi des apprentis était basé sur des récits, l’expérience en son entier était culturelle.

Une telle réussite pédagogique conquit des diplômés de l’université, des ingénieurs, des Chinois, des Indiens… mais provoqua, en interne et en externe, des réactions pas toujours bien intentionnées. En interne à l’Essec, le procès en illégitimité instruit par certains, dès son adoption, contre un apprentissage forcément archaïque, prit des formes retorses.

Dans le cadre de l’enseignement supérieur, l’Essec et d’autres acteurs qui s’étaient tournés vers l’apprentissage, n’eurent pas le temps de se reconnaître entre eux qu’une accusation, à laquelle ils avaient eu l’imprudence de prêter le flanc, déjà les phagocytait : l’apprentissage dans l’enseignement supérieur était trop cher. Un "trop cher" qui voulait dire "trop difficile à penser, à mettre en œuvre et à financer".

L’accusation semblait d’autant plus malvenue qu’elle procédait des milieux de l’apprentissage qui avaient été chercher l’enseignement supérieur et qui ne pouvaient ignorer ce que serait sa capacité à collecter de la taxe sur les deux tableaux, quota et barème. Il n’est d’ailleurs pas sûr que le développement des CFA de remédiation ait été beaucoup plus loin dans les quartiers défavorisés car eux aussi s’avérèrent fort onéreux, notamment pour l’argent public.

En fait, une nouvelle évidence aurait dû être exprimée : il n’y a pas assez d’argent pour développer l’apprentissage à la hauteur (qualitative et quantitative) où on prétend le faire. Pas assez d’argent des entreprises et pas assez d’argent public. A la place, les événements s’enchaînèrent.

Le développement empêché de l’apprentissage dans les écoles d’ingénieurs

Les organisations professionnelles prirent ombrage de la présence de concurrents sur leurs territoires de collecte de taxe d’apprentissage. Elles se sentirent également abandonnées dans le développement de "leur" apprentissage et plus que jamais concernées par "l’ouverture sociale" qui était en panne dans les grandes écoles. Elles espérèrent que l’apprentissage pourrait la rétablir.

Elles demandèrent à la Commission des titres d’ingénieur d’élaborer une doctrine qui, malheureusement, sembla prendre l’exact contre-pied des avancées de l’Essec. Les apprentis de l’école d’ingénieurs ne feraient pas partie de l’école. Ils seraient recrutés à part et fonctionneraient à part. Ils auraient déjà été en apprentissage dans les universités et, une fois dans l’école, seraient à nouveau en apprentissage dans une même entreprise pendant trois ans, tout en ayant un programme écrasant d’abstractions à rattraper. Ce dispositif, trop éloigné des attentes des entreprises et qui ne garantissait pas vraiment une ouverture sociale notamment à l’intérieur des écoles, échoua et priva ces dernières du rôle qu’elles auraient pu tenir dans le renouveau de l’apprentissage industriel.

L’irruption de l’individualisation du financement de l’apprentissage

Alors que la porte semblait se refermer sur l’apprentissage dans l’enseignement supérieur, le secrétaire d’Etat chargé de l’emploi, Laurent Wauquiez, signa en février 2009 un courrier révolutionnaire. D’une phrase peut-être involontaire : "Le montant du concours financier de l’entreprise est égal au minimum au coût par apprenti fixé dans la convention de création du CFA".

Un coût par apprenti ! L’apprentissage pouvait être facturé comme de la formation continue. Il y avait un prix de la formation fixé par les pouvoirs publics et il était exigible auprès des entreprises. A côté de l’apprentissage financé par la mutualisation de fonds, où on ne sait qu’en fin d’exercice si ce qui sort en coûts de formation correspond à ce qui rentre avec la collecte, venait d’apparaître un financement individualisé de l’apprentissage. La porte s’ouvrait enfin pour que la valeur pédagogique de l’apprentissage soit identifiée, reconnue et payée. Ce fut le boom de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur.

La nouvelle réforme et l’ère du soupçon

Un boom tel que la nouvelle réforme de l’apprentissage applicable en 2015 (passion oblige, il y a toujours une réforme de l’apprentissage en cours) est soupçonnée de vouloir limiter le développement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur et que Michel Pébereau demande qu’on ne le "casse pas". Mais à l’heure de l’individualisation du coût de l’apprentissage, il est possible que les entreprises, dans l’esprit du pacte de responsabilité, disposent, plus que jamais, de la liberté d’affectation de leurs fonds en direction du monde de l’éducation.

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