"Voies professionnelle et technologique : sortons de l'indifférence", la chronique d'Emmanuel Davidenkoff

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Des milliers de places risquent cette année encore de demeurer vacantes dans des filières qui mènent à l'emploi. Il est urgent de leur donner plus de visibilité. Cette chronique a été publiée dans l'Écho républicain.

Ici, c'est un BTS Génie électrique dont les capacités d'accueil excèdent la demande, alors même que les emplois existent pour cause de départs à la retraite massifs dans le secteur. Là, c'est un DUT Mesures physiques qui fait difficilement le plein alors que les carnets de commandes des employeurs potentiels sont pleins et que le personnel qualifié manque. Ailleurs encore, ce sera une filière dédiée à une branche de la maintenance industrielle qui peine à recruter alors qu'une usine voisine, elle, peine à trouver des candidats.

Partout en France, des responsables de formation tiennent le même discours : des milliers de places, peut-être des dizaines de milliers, sont accessibles dans des filières postbac qui mènent à l'emploi. Ils se démènent, de salons en journées portes ouvertes, pour expliquer, raconter, séduire. Avec, parfois, un brin de déception à l'endroit des entreprises, consommatrices finales de ces diplômés trop rares, encore insuffisamment présentes quand il s'agit de convaincre une partie du vivier des futurs bacheliers que les métiers industriels ont changé, que le travail à l'usine n'est plus ce qu'il était il y a vingt ans, que la production de biens physiques demeure un ressort stratégique de la croissance, qui ne tient pas, loin s'en faut, aux seuls secteurs des services ou du numérique dématérialisé.

Des milliers de places, peut-être des dizaines de milliers, sont accessibles dans des filières postbac qui mènent à l'emploi

Il n'existe pas de levier simple et unique pour réduire cette cruelle inadéquation. Le système scolaire a évidemment sa part de responsabilité, qui ne valorise pas suffisamment les filières technologiques industrielles, qui se défie de l'intelligence manuelle, qui tient l'abstrait au-dessus du concret. Les entreprises aussi, qui pourraient, qui devraient, se mobiliser massivement. Les familles également, qui ne font pas toujours l'effort d'actualiser l'image qu'elles se font du secteur industriel. Les médias nationaux encore, qui traitent plus facilement d'un plan social que de dix créations d'entreprises, d'une délocalisation que d'un dépôt de brevet ou d'une ouverture d'usine.

Défi collectif, qui nous engage tous, et qui est d'autant plus complexe à relever qu'il porte sur une population dont on parle peu, celle qui n'est prise ni dans l'ultra compétitivité des élites, ni dans les affres de la grande pauvreté, celle qui ne fréquente ni les classes préparatoires aux grandes écoles, ni les zones d'éducation prioritaire, une population qui, faute de s'employer à faire ou à défaire l'ordre établi, n'a que rarement voix au chapitre.

Tolstoï et Balzac, en des termes voisins, avaient relevé en leur temps que "les gens normaux n'ont pas d'histoire". Cela dit sans nier un instant leur dignité, mais pour souligner qu'un bon récit a besoin de ruptures, d'exceptions, d'écart à la norme (variante bien connue des journalistes : un homme mordu par un chien, cela mérite cinq lignes, mais un chien mordu par un homme, cela fera la Une).
Il est urgent aujourd'hui d'inventer un "storytelling" qui permette de magnifier cette vie "normale", qui invite les médias de référence à ne pas seulement s'intéresser au métier de plombier quand il est pratiqué par un diplômé de Sciences po Paris, ou aux compagnons du devoir quand ils sont rejoints par un polytechnicien. Il en va de l'épanouissement de milliers de jeunes, mais aussi de la réussite de ce "redressement productif" après lequel courent notre économie et notre pays.

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