Cette prime à l’embauche d’apprentis qui fâche le supérieur

Étienne Gless Publié le
Cette prime à l’embauche d’apprentis qui fâche le supérieur
L'annonce par Muriel Pénicaud et Bruno Le Maire d'une aide exceptionnelle à l'embauche des apprentis a mécontenté les représentants des établissements du supérieur, dont les étudiants bac+5 sont exclus du dispositif. // ©  Romain GAILLARD/REA
La prime exceptionnelle de 5.000 à 8.000 € à l’embauche d’un apprenti ne concerne pas la préparation des diplômes de master ou d’ingénieur. Grandes écoles, universités, professionnels, de nombreux acteurs s’inquiètent d’un risque d’éviction des diplômes de niveau bac+5 dans les flux de recrutement. Ils demandent l’extension du dispositif à tous les apprentis, quel que soit le niveau de qualification, et soulignent la rupture d'égalité entre étudiants induite par cette mesure.

"Les entreprises qui recruteront un apprenti du 1er juillet 2020 au 28 février 2021 bénéficieront d'une aide élargie à l'embauche de 8.000 euros pour les majeurs entre 18 et 30 ans et 5.000 euros pour les mineurs de moins de 18 ans", annonce Muriel Pénicaud, ministre du Travail, le 4 juin dernier. Cette offre exceptionnelle limitée dans le temps est la mesure phare du plan de relance de l’apprentissage. Objectif : inciter les entreprises à continuer de former des jeunes en apprentissage alors qu'elles traversent une conjoncture difficile.

Jusqu’ici, l’aide unique à l’embauche d’apprentis était réservée aux entreprises de moins de 250 salariés et pour préparer des diplômes de niveau inférieur ou égal au bac (CAP, BEP, bac pro). Le dispositif d’aide est désormais élargi à toutes les entreprises et pour préparer des diplômes jusqu’au niveau licence professionnelle.

En 2019, près de 40% des 485.000 jeunes en apprentissage préparaient en effet un diplôme de l'enseignement supérieur et les entreprises qui les accueillaient ne bénéficiaient pas d'aide à l'embauche. "Les entreprises de plus de 250 salariés pourront accéder à l'aide à condition de satisfaire à l'obligation légale de compter 5% d'alternants parmi leurs effectifs salariés", a précisé la ministre du Travail.

Aide limitée au niveau licence : les grandes écoles voient rouge

Ouvrir le bénéfice de l’aide à l’enseignement supérieur c’est bien mais pourquoi s’arrêter au niveau licence ? "En limitant cette aide à certains diplômes et pas à d’autres, on opère une discrimination entre élèves et c’est une première dans l’enseignement supérieur", déplore Jacques Fayolle, président de la Cdéfi, la conférence des directeurs d’écoles françaises d’ingénieurs. "Ce plan de soutien à l’apprentissage laisse clairement de côté les hauts niveaux de qualification et va mettre en difficulté tout un pan de formation qui pourtant a montré sa capacité à former de manière efficiente en relation avec le tissu économique, quelle que soit la taille de l’entreprise et quelle que soit la CSP des parents", ajoute le président.

Ce plan de soutien à l’apprentissage laisse clairement de côté les hauts niveaux de qualification (J. Fayolle)

Dans un communiqué commun publié le 5 juin, plusieurs acteurs de l'enseignement supérieur et du monde professionnel - Cdéfi, CPU, CGE, Anasup, Syntec ou encore l'Anaf - ont déploré "la rupture d’égalité entre les étudiants introduite par cette mesure". Ils redoutent un effet d’éviction des apprentis de niveau master ou diplômes équivalents. Or, "pour les étudiants de l’enseignement supérieur, notamment ceux issus des milieux les moins favorisés, un contrat d’apprentissage est parfois indispensable au financement des études", estiment ces acteurs.

Outre la rupture d’égalité et le frein à l’ouverture sociale, la perte de compétitivité et l’attractivité des entreprises de taille moyenne sont aussi des arguments mis en avant. "Orienter les flux de recrutement en priorité sur des diplômes de qualification inférieure c’est obérer de manière assez nette l’attractivité des PME et de entreprises de taille intermédiaire à échéance de deux ou trois ans", pointe ainsi Jacques Fayolle.

Le président de la Cdéfi juge relative la "petite économie" réalisée en n’accompagnant pas les jeunes de niveau master. Les écoles d’ingénieurs diplôment en effet environ 40.000 apprentis dont 14% par la voie de l’apprentissage et recrutent environ 8.000 apprentis ingénieurs par an. "Une prime de 8.000 € par apprenti ingénieur, cela représente 64 millions d’euros soit 6% du milliard prévu pour le plan de relance de l’apprentissage", calcule Jacques Fayolle.

L'alternance nouveau facteur de risque pour les établissements

A la fin du premier semestre 2020, les établissements de l'enseignement supérieur constatent un important retard dans la signature des contrats d’apprentissage pour l’année en cours y compris dans les grandes entreprises. Ils craignent que la mesure n’aggrave la situation en fléchant la prime sur les niveaux de qualification inférieure.

Mais cet avis n'est pas partagé par tous les acteurs de l’enseignement supérieur : "Au-delà du niveau licence, je ne suis pas certain qu’une aide unique soit utile, en tout cas ce n'est pas un élément déterminant. Sur ces niveaux de formation à bac+5, l'entreprise investit parce qu'elle espère conserver le jeune en allant chercher une compétence très particulière", confie ainsi Franck Giuliani, directeur de la formation continue à l’université Côte d’opale et président du réseau FCU.

Il rappelle ainsi que sur son université dite de "territoire" qui compte 80 à 90% de TPE, PME, "la suppression il y a quelques années de l'aide unique au recrutement d'alternants n'avait pas eu d'effets sur les niveaux de contractualisation".

Une chose est sûre : avec la crise économique post-Covid-19, l’alternance considérant l’ampleur qu’elle a prise dans l’enseignement supérieur, est devenue un facteur de risque pour de nombreux établissements de formation.

Étienne Gless | Publié le