Faut-il abolir les notes ?

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Faut-il abolir les notes ?
L'Evaluation - Une Menace // © 
Le débat sur l’évaluation est éminemment politique, comme le rappellent Fabrizio Butera, Céline Buchs et Céline Darnon, dans leur ouvrage L’évaluation, une menace ?, à paraître aux PUF (collection « Apprendre ») le 5 octobre. Un ouvrage engagé, dont EducPros publie en avant-première les passages marquants sur l’impact de la notation, les attentes des enseignants et le rôle de l’évaluation dans les apprentissages. Si les notes motivent les élèves et les étudiants, la question se pose de savoir à quoi elles les motivent.

« Le débat sur les notes est l’un des plus passionnants et passionnés qui traversent le monde de l’éducation dans les pays occidentaux francophones. Sont-elles une aide à l’apprentissage ? Une entrave ? Faut-il les abolir ? Si elles ont été abolies, faut-il les remettre ? À titre d’exemple, on a observé ces dernières années en Suisse plusieurs retournements de situation dans deux cantons, Vaud et Genève, où les notes ont d’abord été supprimées de l’enseignement primaire, puis réhabilitées.

« Ce qui rend passionné ce débat, c’est la forte polarisation politique des prises de position »

« En France, les demandes d’abolition des notes à l’école, mises en sourdine pendant quelques années, ont repris de plus belle avec un appel de l’Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV) concernant les notes à l’école primaire, appuyé par de nombreux intellectuels, tout de suite contré par une récolte de signatures du syndicat d’étudiants Uni. Ce qui rend passionné ce débat, c’est la forte polarisation politique des prises de position, avec – pour simplifier – la gauche progressiste en faveur de l’abolition des notes et la droite conservatrice en faveur de leur maintien. Ce sont donc bien souvent des valeurs, des idéologies et des projets de société qui s’affrontent dans le débat sur les notes. […] »

Les quatre M du débat sur les notes


« Les quatre M du débat sur les notes : mesure, marché, mérite et motivation »

Malgré la nature résolument idéologique du débat sur les notes, quatre présupposés sont utilisés systématiquement dans ce débat pour réifier ce qu’on sait sur les notes, pour donner une allure de fait incontestable à leur utilité. On appellera ces quatre présupposés “les quatre M du débat sur les notes” : mesure, marché, mérite et motivation. En effet, pour soutenir qu’au-delà des préférences idéologiques, il y a des raisons objectives pour lesquelles les notes sont utiles, on invoque tour à tour le fait que les notes permettent une mesure simple et claire des apprentissages, que les notes reproduisent une saine compétition – typique des logiques de marché – que les élèves retrouveront plus tard en milieu professionnel, que les notes représentent une récompense juste au mérite, et que les notes permettent de motiver les élèves. Prenons ces présupposés dans l’ordre.

Les notes, comme mesure simple et claire des apprentissages

L’idée que les notes représentent une quantification objective de l’apprentissage trouve son origine dans le développement de la docimologie, discipline qui étudie les techniques d’évaluation et d’examen. […] Cette discipline a été traditionnellement l’une des bases de l’enseignement de la pédagogie, et l’idée que les notes représentent une mesure fiable des apprentissages est très bien enracinée.

« Les notes mesurent la performance et non pas l’apprentissage »

Ce présupposé se heurte à deux résultats importants de la recherche en éducation. Le premier est que les notes mesurent la performance et non pas l’apprentissage. Il apparaît, en effet, que dans l’énorme majorité des évaluations, la note rend compte du résultat à une épreuve donnée et pas de l’évolution des résultats de chaque élève entre deux épreuves consécutives. La note est donc largement plus utilisée pour mesurer la performance relative des élèves que leurs apprentissages. Le deuxième problème, lié au premier, est que l’espoir que la notation du travail des élèves soit précise, diagnostique et exempte de biais, ne tient pas compte des facteurs externes à la performance qui influencent l’attribution des notes. Un ensemble désormais conséquent de résultats montre en effet que la note donnée à un élève est influencée par le niveau général de la classe ; autrement dit, à compétence égale, un élève aura une meilleure note dans une classe faible que dans une classe forte (voir le chapitre de Dompnier, Pansu et Bressoux dans ce volume). De plus, on connaît depuis plusieurs années les résultats sur l’“effet Pygmalion”, qui montrent que les notes attribuées aux élèves dépendent en partie des attentes des enseignants, qu’elles soient déterminées par des préjugés ou par la réputation scolaire de l’élève (voir le chapitre de Trouilloud et Sarrazin dans ce volume). En somme, les résultats de plusieurs années de recherches ne donnent pas de support au présupposé que les notes pourraient être utiles parce qu’elles fournissent un instrument de mesure fiable.

Les notes, comme reproduction de la compétition des marchés

Une autre idée bien enracinée en milieu éducatif est que les notes, même si on ne leur reconnaît pas d’autres qualités, ont un avantage adaptatif, dans la mesure où elles permettent aux élèves de se familiariser avec un système de récompenses et de punitions, d’échecs et de réussites, de classements plus ou moins favorables, qui seront plus tard leur pain quotidien en milieu professionnel, où régneront les lois du marché. […]

« Des buts compétitifs amènent les élèves, puis les étudiants, à tricher »

Si les élèves vont à l’école pour apprendre et pour apprendre à vivre ensemble, plusieurs études montrent que l’incitation à la compétition amène à apprendre moins qu’on ne le pourrait et à développer des comportements antisociaux. […] Plusieurs travaux montrent que des buts compétitifs amènent les élèves, puis les étudiants, à tricher. Si l’on considère qu’il a été montré que la triche au niveau académique a de fortes chances de conduire plus tard à d’autres formes de malhonnêteté en milieu professionnel, comme le mettent en évidence, par exemple, les travaux de Lovett-Hooper, Weston et Dollinger en 2007, on voit comment l’argument qui soutient que la socialisation à la compétition est adaptative pour l’entrée dans le monde professionnel n’est qu’un serpent qui se mord la queue.

Les notes, symbole de mérite

Pour dépasser les inégalités sociales, un système méritocratique, mis en place dans plusieurs pays, consiste à récompenser les élèves et à les faire avancer dans le système scolaire en fonction de leurs résultats et non pas en fonction d’autres considérations, par exemple liées à l’origine sociale. […] Les résultats de plusieurs années de recherches montrent que les notes, en tant que symbole visible du mérite, plutôt que de protéger les groupes défavorisés, entravent leur performance.

Les notes, comme facteur de motivation

Finalement, un argument, qui semble être assez consensuel, est que sans les notes les élèves ne travailleraient pas. L’argument est basé, d’une part, sur l’observation de l’engouement des élèves pour les notes au moment de la restitution des épreuves – à tel point qu’ils en oublient de regarder les corrections – et, d’autre part, sur la conscience que tout enseignant a du pouvoir des notes de fonctionner selon le principe du bâton et de la carotte, faisant craindre la punition de la mauvaise note ou espérer la récompense de la bonne note.

« Si les notes motivent les élèves et les étudiants, la question se pose de savoir à quoi elles les motivent »

Si les notes motivent les élèves et les étudiants, la question se pose de savoir à quoi elles les motivent. En effet, comme remarqué plus haut, une des croyances liées aux notes est qu’elles stimulent la compétition, et par là des meilleurs résultats. Est-ce vrai ? Dans une étude récente, nous avons confronté des élèves d’une école secondaire supérieure, d’environ 18 ans, à une tâche scolaire pour laquelle ils allaient recevoir, ou non, une note. Nous avons ensuite mesuré leurs buts de performance, leur désir d’obtenir une évaluation positive par rapport à leurs camarades, en différenciant les buts de performance-approche – le désir de réussir mieux que les autres – des buts de performance-évitement – le désir de ne pas réussir moins bien que les autres (voir le chapitre de Darnon, Smedig, Toczek-Capelle et Souchal dans ce volume). Cette distinction, qui peut paraître très abstraite, est en réalité très importante : les buts de performance-approche sont justement les buts compétitifs qui devraient amener au dépassement des autres, alors que les buts de performance-évitement apparaissent dans plusieurs travaux empiriques comme des buts qui prédisent la désorganisation dans le travail, l’étude de surface et surtout une faible performance. Or, les résultats de cette étude montrent que l’annonce de la présence d’une note pour l’exercice augmentait auprès de ces élèves les buts de performance-évitement comparativement à l’absence de note, une différence qui n’apparaissait pas pour les buts de performance-approche. En d’autres termes, les notes motivent les élèves, mais non dans le sens attendu : elles induisent plutôt des buts scolaires et académiques qui sont connus dans la littérature pour limiter la profondeur de l’investissement scolaire et la performance aux examens.

Conclusions : la menace, le cinquième M

[…] Finalement, si les notes motivent, elles le font dans une direction tout à fait inattendue, en produisant des buts, les buts de performance-évitement, qui ont été traditionnellement associés avec la crainte de l’échec et le sentiment de menace des compétences. On pourrait s’étonner de la partialité des recherches présentées ici, qui toutes montrent les effets délétères des notes, sans présenter en contrepartie les recherches qui montrent des effets positifs. En réalité, si on reste dans le domaine des apprentissages et de la motivation, on ne trouve pas de recherche qui témoigne d’un effet positif des notes. Est-ce plausible ? Alfie Kohn, dans le livre cité, passe en revue les travaux qui existent sur les récompenses en général et les notes en particulier, et explique que les notes sont une forme de pression externe à étudier et à s’engager dans des apprentissages, avec peu de chances d’induire les élèves et les étudiants à étudier par plaisir, intérêt, ou toute autre forme de motivation basée sur des facteurs autonomes. Ce qui explique l’absence d’effets positifs. Il apparaît de ce bref parcours qu’il est temps d’élargir la façon d’aborder le problème des notes. Jusqu’à présent, le débat s’est focalisé sur les propriétés diagnostiques ou les caractéristiques descriptives des notes. Ce chapitre suggère qu’il faut commencer à poser aussi la question de la fonction qu’on leur donne. On a vu plus haut que les notes pourraient être utilisées pour développer les compétences des élèves, si elles sont utilisées dans un but formatif. Mais tant que les notes seront utilisées, dans la grande majorité des cas, pour rendre visibles les différences entre élèves, les comparer et in fine faciliter le processus de sélection, elles ne produiront que de la menace et des réactions de “survie” scolaire. »

(Chapitre 4, « La menace des notes », pp. 45 à 53, Fabrizio Butera.)



Attentes des enseignants et spirale de l’échec


« Ces attentes peuvent constituer une réelle menace pour le processus évaluatif »

« […] Les attentes élaborées par les enseignants à l’égard de leurs élèves peuvent intervenir dans le processus évaluatif selon deux modalités. Elles peuvent, d’une part, transformer réellement le niveau scolaire des élèves. Sur ce point, les nombreux travaux sur l’effet Pygmalion indiquent que les attentes des enseignants ont la capacité d’affecter la progression et les acquisitions des élèves. Lorsqu’un enseignant élabore une attente particulière envers un élève, il augmente la probabilité que les comportements de cet élève aillent dans la direction attendue. D’autre part, les attentes peuvent également générer un biais évaluatif. Dans ce cas, seules les notes reçues par l’élève sont affectées, sans que son niveau véritable soit modifié. La trajectoire scolaire des élèves semble donc ne pas s’expliquer uniquement par leurs compétences intrinsèques. Les attentes des enseignants, parfois fondées sur leurs représentations partiellement stéréotypées des élèves censés réussir ou échouer, participent à la reproduction des caractéristiques sur lesquelles elles se fondent, puisqu’elles amènent à stimuler davantage les élèves déjà “promis” à une meilleure réussite, et inversement. De ce fait, ces attentes peuvent constituer une réelle menace pour le processus évaluatif, car elles sont susceptibles de perpétuer (voire d’accentuer) des inégalités entre les élèves, participant ainsi à une reproduction des hiérarchies scolaires. […]

« Les élèves stigmatisés sont plus sensibles aux attentes et à leurs effets »

Les quelques travaux existants à ce sujet montrent que les élèves stigmatisés, que ce soit à cause de leur appartenance à un groupe démographique particulier (classe sociale défavorisée, minorité ethnique) ou bien à cause de leurs antécédents scolaires (résultats antérieurs et concepts de soi faibles) sont plus sensibles aux attentes et à leurs effets. Cette sensibilité serait due non seulement aux attentes plus négatives des enseignants, mais aussi à un manque de ressources des élèves pour résister aux conséquences de ces attentes, enclenchant ainsi une “spirale” de l’échec. En ce sens, les attentes des enseignants constituent un élément important de l’environnement éducatif d’un élève. Sensibiliser les enseignants sur les conséquences comportementales et perceptives de leurs attentes pourrait donc constituer un levier intéressant pour réduire l’amplitude de ce phénomène. »

(Chapitre 6, « Les attentes des enseignants : une menace pour l’évaluation ? », David Trouilloud et Philippe Sarrazin, pp. 74-75.)


L’enjeu de sélection : un frein à l’usage de pratiques moins discriminantes

« […] tant que les institutions scolaires rempliront une fonction de sélection, elles seront freinées dans l’usage de moyens pédagogiques efficaces et permettant la réussite d’un plus grand nombre. Comment convaincre les élèves qu’ils ne doivent pas chercher à dépasser leurs camarades dans un système où c’est, précisément, le dépassement de leurs camarades qui donne accès à la réussite et, plus tard, qui donnera accès aux positions sociales les plus privilégiées ? Et comment convaincre les enseignants d’utiliser un format d’évaluation non discriminant ou une autre méthode pédagogique efficace dans un système où on leur demandera, en fin d’année, de faire la différence entre les “bons” et les “moins bons” élèves ?

Ainsi, nous pensons que plutôt que d’essayer de convaincre les élèves ou les enseignants de promouvoir certaines formes de motivation ou certaines pratiques évaluatives en classe, il conviendrait de questionner l’institution scolaire, ou, plus largement, le fonctionnement très inégalitaire de la société dans laquelle le système éducatif s’inscrit et qui confie à celui-ci la difficile tâche de répartir les individus dans ces positions inégales.

« On peut sans difficulté considérer que l’école obligatoire n’a pas à assurer de rôle de sélection »




Bien entendu, il n’existe pas de solution simple. Quelques pistes méritent toutefois réflexion. Premièrement, on peut considérer que certes, il revient au système éducatif d’effectuer le “tri” qui doit à un moment ou à un autre s’opérer. À défaut d’en retirer l’enjeu de sélection, on peut alors le limiter aux niveaux scolaires les plus avancés. On peut sans difficulté, par exemple, considérer que l’école obligatoire n’a pas à assurer de rôle de sélection. En France, la loi de 2005 visant l’acquisition d’un Socle commun de connaissances et de compétences à la fin de l’école obligatoire (environ 15 ans) s’inscrit dans cette perspective. En redéfinissant le rôle de chaque niveau (école primaire, collège, lycée, enseignement supérieur) dans la sélection, cette démarche permet de la limiter aux étapes les plus tardives du cursus.

« Remplacer l’idéologie de l’égalité des chances par celle de l’égalité des places »

Une autre piste consiste à prendre le problème à la source. Cela revient à considérer que tant qu’il y aura des inégalités de positions et que le système éducatif déterminera largement l’accès à ces positions (contribuera, en fait, à leur donner une apparence “juste”), la compétition sera la règle à l’école, les évaluations normatives y seront massivement utilisées et les méthodes pédagogiques permettant de favoriser la réussite de tous y seront évitées, ou utilisées de manière anecdotique. À ce sujet, François Dubet propose de remplacer l’idéologie de l’égalité des chances, qui admet que les places sont inégales mais considère que la compétition pour y accéder doit être “juste”, par celle de l’égalité des places, qui consiste à limiter les écarts sociaux, rendre les positions moins inégales entre elles. Cette idéologie, en réduisant l’enjeu de sélection, permettrait sans doute de promouvoir également les méthodes pédagogiques de qualité et rendant possible la réussite de tous et non seulement celle d’une élite, ou d’élèves qui, de par leur milieu social d’origine, ou leur sexe, ont le privilège d’en faire partie. »

(Chapitre 11, « L’évaluation comme outil de formation et/ou de sélection », Céline Darnon, Annique Smedig, Marie-Christine Toczek-Capelle et Carine Souchal, pp. 123-124.)


Copyright, Presses universitaires de France, 2011.

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