J. Jouzel, L. Abbadie : "Face au changement climatique, l’enseignement supérieur aura un rôle majeur à tenir"

Thibaut Cojean Publié le
J. Jouzel, L. Abbadie : "Face au changement climatique, l’enseignement supérieur aura un rôle majeur à tenir"
Jean Jouzel (à gauche) et Luc Abbadie. // ©  Jean Claude MOSCHETTI/REA, Nicolas Tavernier/REA
INTERVIEW. Le Giec publie ce lundi la deuxième partie de son rapport, consacrée aux impacts du réchauffement climatique et aux mesures d'adaptation. Plus tôt dans le mois, le climatologue Jean Jouzel et l'écologue Luc Abbadie ont remis à la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, un rapport proposant de former tous les étudiants jusqu'à bac+2 aux enjeux climatiques. Une nécessité qui ne se fera pas sans moyens supplémentaires.

Comment peut-on s'adapter aux conséquences du réchauffement climatique ? C'est le thème abordé dans la deuxième partie du sixième rapport du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), publiée ce lundi 28 février. Pour Jean Jouzel, climatologue et professeur émérite au CEA (laboratoire des sciences du climat et de l’environnement), former la totalité des étudiants jusqu'à bac+2 aux enjeux de la transition écologique fait partie des solutions d'adaptation.

C'est ce qu'il propose dans le rapport "Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur", remis à la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, le 16 février. Avec Luc Abbadie, professeur d'écologie à Sorbonne Université et co-auteur du rapport, ils préviennent qu'une telle mise en place demandera une augmentation des moyens financiers et humains.

Dans votre rapport, vous suggérez de former 100% des étudiants aux enjeux climatiques et de la transition écologique d'ici cinq ans. Pourquoi tous les étudiants doivent-ils être formés ?

Jean Jouzel : C'est la demande qui nous a été faite au départ, et cela se justifie car former et sensibiliser l'ensemble des étudiants à la transition écologique est désormais une mission de l'enseignement supérieur.

Il n'y a pas de secteur d'activité ni de filière qui puisse se dire que la transition écologique n'est pas son affaire. Pour les étudiants qui vont venir sur les bancs de l'université et des écoles, cette transition, ils vont la vivre où qu'ils soient.

Luc Abbadie : Les données scientifiques, que ce soit sur le climat, sur la biodiversité ou autres, nous disent que nous allons forcément vers des changements majeurs. Donc tout le monde doit être acteur !

C'est déjà un problème de citoyenneté : "Est-ce que j'ai les moyens ou pas de me situer dans le monde ?" Cette approche de culture de l'honnête homme est le fond du problème : permettre à tout le monde de se situer par rapport à ces enjeux, notamment l'enjeu environnemental qui est numéro un. On voit ça de la même façon que la compétence numérique minimale, qui paraît indispensable aujourd'hui.

Vous prévoyez de créditer cet enseignement de six ECTS sur les deux premières années du supérieur. Pourquoi ces deux années spécifiquement ?

J.J : Il y a l'idée de toucher l'ensemble des étudiants, et si possible de donner à certains, voire à l'ensemble, le goût de poursuivre. De plus, la continuité avec l'enseignement secondaire est nécessaire.

Les programmes du lycée sont en train d'être modifiés en donnant un peu plus de place à ces aspects de la transition écologique. C'est intéressant de construire sur les acquis du secondaire et non pas de repartir à zéro, et c'est plus facile de le faire dans les deux premières années.

Complexe ne veut pas forcément dire compliqué. Comprendre la physique de base du climat, la logique de l'évolution darwinienne ou quelques autres principes de base peut être fait de façon très experte mais aussi de façon sensible et conceptuelle.

L.A : Nous avons pensé qu'il y avait un niveau minimum à avoir, une culture de base. Or les premiers étudiants à sortir du supérieur le font au bout de deux ans. L'idée c'est que tous les étudiants, y compris ceux qui sortent du système, quel que soit leur niveau, aient reçu ce socle minimum, sachant qu'ensuite ils pourront aller plus loin au cours de leurs études.

La fédération Biogée, qui appelle à augmenter la place des sciences de la vie et de la Terre au lycée pour traiter des questions du climat, ne partage pas votre point de vue sur les programmes du secondaire…

J.J : J'ai le sentiment que les programmes du secondaire sont plus riches par rapport à la transition qu'ils ne l'étaient il y a une dizaine d'années. Il y a un progrès, même si je sais que ce n'est pas suffisant. On voit bien que les professeurs de SVT ne sont pas très enthousiastes, et on entend aussi les professeurs de maths en ce moment. Mais cela ne concerne pas uniquement les SVT : par exemple, un historien peut parler d'histoire du climat.

L.A : Dans le groupe de travail, nous avons étudié les programmes qui sont de bonne qualité. Il y a un vrai progrès sur ce point, mais peut-être qu'il reste un problème quantitatif. Surtout, nous avons repéré une faiblesse, c'est que cette évolution ne concerne que la filière générale et pas la filière technologique. S'il y a un effort supplémentaire à faire rapidement, c'est de mettre le focus sur la filière technologique car il y a un déficit.

Il y a une diversité de secteurs et de niveau dans les formations jusqu'à bac+2. Comment envisagez-vous l'articulation de cet enseignement commun ?

L.A : Complexe ne veut pas forcément dire compliqué. Nous sommes nombreux à faire des interventions devant des publics très variés. Nous parlons de sciences, nous montrons des graphiques scientifiques, et ça fonctionne ! Comprendre la physique de base du climat, la logique de l'évolution darwinienne ou quelques autres principes de base peut être fait de façon très experte avec un tas d'équations, mais aussi de façon sensible et conceptuelle, avec des exemples.

La communauté scientifique et le monde universitaire au sens large assument collectivement la fonction de créateur de connaissances et de lanceur d'alerte.

Il faut adapter le langage et raisonner en termes de culture générale. Je pense vraiment que tout le monde peut s'approprier les concepts de base pour comprendre les situations. J'ai rarement eu le sentiment, en intervenant devant des publics très variés, que le message ne passait pas. Les grandes lois et les ordres de grandeurs sont accessibles à tout le monde.

J.J : J'en suis convaincu aussi. On peut faire très simple pour que tout le monde sache faire le lien entre sa vie de tous les jours et la façon dont il perturbe l'environnement, à l'échelle locale ou planétaire.

Il y a des choses de base que tout le monde devrait acquérir, et il est facile d'adapter le discours selon les personnes que nous avons en face de nous. C'est ce que nous faisons dans les conférences grand public. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas le faire avec des étudiants de première ou de deuxième année du supérieur.

Face à l’urgence, quel rôle l’enseignement supérieur pourra-t-il jouer dans la transition écologique ?

L.A : La responsabilité de l'université est absolument majeure. La communauté scientifique et le monde universitaire au sens large assument collectivement la fonction de créateur de connaissances et de lanceur d'alerte. Nous faisons le pari que beaucoup de personnes qui font des études supérieures auront plus tard des responsabilités plus ou moins grandes dans tous les domaines. Nous voulons éveiller et fournir les outils conceptuels ou techniques qui vont permettre de changer les comportements.

Par ailleurs, il y a une demande étudiante qui est extrêmement forte que ce soit en matière de transmission de connaissances ou en matière d'action, d'engagement et de résultats, à laquelle il est plus difficile de répondre. Les étudiants ne veulent pas faire des stages pour faire des stages, mais veulent aboutir à quelque chose. L'enseignement supérieur doit s'engager d'autant que nous avons un statut qui garantit l'indépendance intellectuelle des chercheurs et des enseignants, c'est donc une source d'information fiable.

Cette transition, soit on la fait soit on la subit.

J.J : Mon regret est assez général : on parle peu du climat, mais on parle encore moins de la recherche. Quand on parle du nombre de fonctionnaires, les chercheurs ne sont pas souvent mentionnés. On voit plutôt une diminution de l'effort de recherche. Or, du côté de la transition écologique, il faudra plutôt du sang neuf en matière de pédagogie et d'enseignants-chercheurs.

On ne pourra pas faire ce que l'on propose dans le rapport sans moyens financiers ou humains supplémentaires. Alors que cela est essentiel pour donner un dynamisme aux jeunes générations, les rendre capables d'affronter cette transition. Cette transition, soit on la fait soit on la subit.

Inclure la transition écologique demandera avant tout un travail de formation. Faut-il former tous les enseignants ou uniquement des enseignants référents ?

J.J : Ce serait bien que tous les enseignants du secondaire aient acquis une base pendant le MEEF (master métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation, NDLR).

L.A : Beaucoup d'enseignants du supérieur sont aujourd'hui favorables à intégrer le plus possible dans leurs enseignements la transition écologique, mais ils ne sont pas à l'aise et se déclarent non formés. Il y a un effort à faire en interne, qui peut s'organiser à l'échelon des établissements, au minimum des enseignants volontaires.

Ceci dit, les enseignants sont tous débordés car l'investissement par étudiant a beaucoup baissé ces dernières années. Pour que cela se fasse, il va falloir reconnaître cet effort de formation dans le temps de travail. Cela crée un problème d'organisation. C'est pourquoi nous préconisons des politiques d'établissements mais aussi de mutualisation des ressources. C'est du côté du ministère que cela doit se jouer.

Les enseignants sont-ils conscients de l'intérêt de se former ? N'y aura-t-il pas besoin de les sensibiliser ?

J.J : Il y aura toujours des personnes pour estimer que ce n'est pas de leur ressort, mais nous voulons mettre en place une dynamique. Le vrai succès de notre rapport sera de voir, dans cinq ou dix ans, si l'état d'esprit a changé à l'université.

L.A : Ces questions relèvent d'une politique d'établissement. Les conférences de présidents, de directeurs d'écoles sont prêtes à se mobiliser. Il y a évidemment des limites matérielles mais j'ai le sentiment que les premières étapes favorables sont franchies.

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