Au centre de l'attention, la spécialité maths révèle les faiblesses de la réforme du bac

Thibaut Cojean Publié le
Au centre de l'attention, la spécialité maths révèle les faiblesses de la réforme du bac
La place des mathématiques cristallise l'attention depuis la réforme du bac. // ©  DEEPOL by plainpicture
Un rapport de l'Igésr et les données de Parcoursup 2021 montrent que les spécialités du lycée nouvelle formule influencent l'orientation des élèves, à la fois dans le choix de la formation du supérieur mais aussi dans la sélection des candidatures par les établissements. Le cas des maths, supprimées du tronc commun, cristallise l'attention.

Après l'autosatisfaction, la remise en question... Le 26 janvier dernier, les ministères de l'Education nationale et de l'Enseignement supérieur se félicitaient de "l'articulation entre la réforme du lycée général et technologique et l'orientation post-bac, (…) qui se traduit par des choix d'orientation cohérents avec les choix de spécialités".

Ils s'appuyaient pour cette annonce sur un rapport de l'Igésr (inspection générale de l'Education nationale, du sport et de la recherche) qui a épluché les statistiques de Parcoursup 2021 et enquêté sur le comportement des élèves de la première cohorte à passer le nouveau bac général, composé désormais d'un tronc commun et d'enseignements de spécialités. Deux semaines après la publication détaillée des données, le ton change.

13 recommandations pour améliorer l'orientation entre le lycée et le supérieur

Le rapport de l'Igésr souligne effectivement la cohérence entre les profils des lycéens et leurs choix de formation supérieure. Mais il formule également 13 recommandations pour améliorer le parcours de continuité entre le lycée et l'enseignement supérieur - bac-3 à bac+3 - et l'égalité entre les élèves.

L'Inspection plaide notamment pour une plus grande transparence générale de Parcoursup, une augmentation du taux de boursiers dans certaines formations, une meilleure valorisation des spécialités rares du lycée général ou encore un meilleur accès des bacheliers pros aux BTS. Les inspecteurs vont jusqu'à recommander l'anonymisation du lycée d'origine des candidats ou, si cela n'est pas toujours souhaitable - par exemple pour les BTS de zones rurales qui vont prioriser les candidatures très locales -, le cadrage du contrôle continu au lycée pour garantir des résultats plus uniformes au niveau national.

Pour établir ce rapport, l'Igésr a notamment utilisé des données de sélectivité des lycéens généraux en fonction de leurs combinaisons de spécialités. Une tendance nette s'en dégage : pour l'instant, peu de formations du supérieur diversifient les profils, comme le souhaitait la réforme du bac. "Les formations font avec les candidatures qu'elles ont", explique Olivier Sidokpohou, inspecteur et co-pilote du rapport. Il est vrai que la première cohorte d'élèves issus du nouveau bac a majoritairement reconstitué les filières ES, S et L dans ses choix de spécialités, et s'est souvent orientée dans cette continuité.

Et de l'autre coté, "les formations ont d'abord regardé le socle constitué par le tronc commun - à savoir les résultats en français, en histoire-géo, en langues et le comportement des élèves", détaille Olivier Sidokpohou. Les spécialités ne seraient donc pas le premier critère de choix des formations, et les profils des appelés feraient plus simplement écho aux profils des appelants. Cependant, pour plusieurs formations sélectives, les statistiques montrent que les spécialités jouent un rôle dans la sélection, voire dans l'élimination, des candidats.

La spé maths, première porte d'entrée à l'enseignement supérieur

Selon la note du Sies (le service statistiques du ministère de l'Enseignement supérieur) parue le 24 janvier dernier, les BUT production ont par exemple accepté seulement 17% des 2.211 candidats issus des spécialités SES et histoire-géo, géopolitiques et sciences politiques (HGGSP), contre 72% des 4.147 des candidats qui ont opté pour les spécialités maths et sciences de l'ingénieur. De la même manière, pour un nombre de candidatures équivalentes, les licences Staps ont accepté 41% des profils HGGSP et SES (4.058 candidats), contre 61% des profils SVT et SES (3.892 candidats).

La première cohorte d'élèves issus du nouveau bac a majoritairement reconstitué les filières ES, S et L dans ses choix de spécialités, et s'est souvent orientée dans cette continuité.

A la lecture de l'ensemble des statistiques, il apparaît que les sciences de la vie et de la Terre (SVT) favorisent de nombreux dossiers, surtout dans les formations liées à la santé. Son influence est pourtant loin d'être aussi flagrante que celle des mathématiques : cette spécialité demeure indispensable dans la plupart des cursus scientifiques, mais elles conditionnent aussi l'entrée en classe préparatoire aux grandes écoles économiques et commerciales (CPGE ECG).

Près de trois candidats au CV affichant maths et SES sur quatre ont reçu une proposition (73%), contre à peine la moitié de ceux présentant SES et HGGSP (48%). "Je pense que la comparaison n'est pas tout à fait la bonne, tempère Olivier Sidokpohou. Avec l'option maths complémentaires, on trouve les mêmes taux de proposition." Pour maximiser ses chances d'entrée en prépa économique, un élève de terminale devra donc garder la spécialité maths ou prendre l'option maths complémentaires.

Est-ce si indispensable ? "Faire de l'économie sans maths n'est pas possible", confirme Alice Ernoult, professeure de maths en prépa ECG et responsable de la commission enseignement supérieur de l'association des professeurs de maths de l'enseignement public (APMEP). D'ailleurs, selon elle, "les maths sont une discipline très cumulative, les élèves voient les notions de base les unes après les autres tout au long du lycée." Il est donc très "exceptionnel" de rattraper un retard en maths une fois dans l'enseignement supérieur. La sélection par la spécialité maths montre aussi que la place accordée à cette matière dans le tronc commun (uniquement évoquée en enseignement scientifique) constitue un socle trop faible.

Le rôle du supérieur dans l'accueil des bacheliers n'ayant pas fait de maths

Même le ministre de l'Education nationale Jean-Michel Blanquer commence à le consentir. Alors qu'il considérait il y a peu que le socle de seconde suffisait, il a admis le 6 février sur Cnews qu'"il faut probablement faire évoluer [l'enseignement scientifique] pour qu'il y ait plus de mathématiques en son sein". Ce premier pas ne convainc par Alice Ernoult : "Les sciences en général sont trop faibles dans le tronc commun, on ne veut pas rajouter des maths pour enlever des heures de physique, d'informatique ou de SVT."

L'APMEP - comme l'APHEC - demande le retour des maths dans le tronc commun et l'ouverture d'une deuxième spécialité mathématiques de niveau utilitaire. "Dans un grand nombre de pays, les maths au lycée se font sur trois niveaux possibles : un niveau minimal obligatoire, un niveau pour les utilisateurs (économistes, chimistes, biologistes…) et un niveau expert de sciences abstraites pour mathématiciens, physiciens, philosophes", expose la porte-parole.

Et en France ? "Il y en avait trois jusqu'en 2010 : les séries L, ES et S". Puis les maths ont été supprimées de la série littéraire, et désormais "on n'a gardé que le niveau expert en première, avec un programme trop exigeant par rapport au niveau de seconde, c'est un goulot d'étranglement terrible." En terminale, trois niveaux se reconstituent grâce aux options maths complémentaires et maths expertes, mais cela demande de passer par la spécialité en première, et le niveau commun minimal ne fait pas partie de cette configuration.

Dans son rapport, l'Igésr suggère de faire porter au supérieur la responsabilité de l'accueil des bacheliers n'ayant pas fait des maths. La 12e recommandation invite à "réexaminer du côté des formations supérieures les besoins réels en mathématiques au vu des contenus dispensés". La 13e proposition, de son côté, recommande de "mieux informer les formations du supérieur des compétences développées par les élèves de la voie générale qui ont suivi l'enseignement scientifique".

La spécialité maths génère des inégalités

En plus de leur caractère déterminant dans l'orientation, les mathématiques captent l'attention parce qu'elles génèrent des inégalités, plus souvent choisies par les garçons et par les élèves issus de milieux favorisés. Déjà en janvier 2020, Jean-Michel Blanquer avait reconnu des défauts et proposé, en guise d'ajustement à la réforme du bac, la création de groupes de niveau en spécialité maths - en même temps que la création d'une seconde spécialité anglais. "Je n'en ai jamais entendu parler sur le terrain", regrette Alice Ernoult deux ans plus tard. Selon elle, "on manque de moyens horaires pour le faire. Entre dédoubler un TD de chimie pour des questions de sécurité ou faire des groupes de besoins en maths, le choix est vite fait."

Les sciences en général sont trop faibles dans le tronc commun, on ne veut pas rajouter des maths pour enlever des heures de physique, d'informatique ou de SVT. (A. Ernoult, professeure de maths en prépa ECG)

Plus globalement, la représentante de l'APMEP soutient que le problème des mathématiques au lycée relève d'une question d'effectif d'enseignants dans le secondaire - pour assurer un socle commun à tous les élèves - comme dans le supérieur - pour permettre aux élèves en retard de se remettre à niveau. Une critique balayée par le ministère, qui dément avoir articulé les heures du tronc commun en fonction des effectifs.

Doit-on mieux payer les profs de maths ?

Alice Ernoult craint pourtant que la réforme entraîne un cercle vicieux. En regroupant tous les élèves dans un seul niveau difficile, "on est en train de saccager le plaisir d'enseigner les maths. Les profs en souffrent autant que les élèves", estime-t-elle. Sans compter qu'après un bac+5 en mathématiques, la rémunération peut être beaucoup plus attractive dans d'autres secteurs que l'enseignement.

Avec ces histoires, les maths sont réduites à un rôle d'arbitre social et sociétal. (A. Ernoult)

Doit-on alors envisager de payer les professeurs différemment en fonction des disciplines ? "Cela revient souvent sur le tapis, reconnaît l'enseignante, mais ce n'est rien de sérieux." Hasard du calendrier, un décret du 10 février 2022 autorise les établissements privés sous contrat à "rémunérer le maître auxiliaire à un indice supérieur à l'indice minimum compte tenu de l'expérience professionnelle détenue, de la rareté de la discipline enseignée ou de la spécificité du besoin à couvrir".

La réflexion autour des maths est donc lancée, et occulte le reste des enjeux au lycée. "Avec ces histoires, les maths sont réduites à un rôle d'arbitre social et sociétal, regrette Alice Ernoult. Et à force de nous battre pour la voie générale, on invisibilise la voie technologique, qui continue de proposer des parcours cohérents."

Le travail d'Olivier Sidokpohou et des inspecteurs de l'Igésr ne s'arrête en effet pas à la spécialité mathématiques, et plusieurs autres effets de la réforme sont suivis de près : par exemple, le succès de la spécialité HGGSP a augmenté le nombre de candidatures en licences de droit, les formations supérieures en langues étrangères doivent s'adapter à des élèves beaucoup plus armés que par le passé et les licences Staps réfléchissent à l'intégration de la nouvelle spécialité sport sans pénaliser ceux qui n'y ont pas accès dans leur lycée. L'avenir de la spécialité langues et cultures de l'Antiquité, suivie par moins de 600 élèves en terminale, est quant à lui remis en question.

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