Le téléphone portable : un outil pédagogique pertinent

Philippe Crouzillacq Publié le
Le téléphone portable : un outil pédagogique pertinent
Intégrer l'usage du téléphone portable dans la pédagogie : le pari du projet "Lycée 4.0" dans la Région Grand Est. // © 
Bien utilisé, le smartphone fait ses preuves au sein des salles de classe des collèges et des lycées. Réunis lors du dernier salon Educatec-Educatice, des experts, des chercheurs et des enseignants ont partagé leurs expériences tout en interrogeant la place et l’utilisation du téléphone portable dans l’enceinte scolaire.

Le téléphone portable et ses dérivés (tablettes, appareils connectés…) ont-ils vocation à être très largement utilisés par les élèves et la communauté pédagogique dans un cadre scolaire, voire périscolaire ?

D’un côté, de nombreux discours et déclarations politiques, et études alertent et insistent sur les dangers liés à ces écrans.

De l’autre, une grande partie de la communauté éducative planche sur ces pratiques nouvelles, en les repensant et en inventant une ingénierie pédagogique qui tire parti au mieux de toutes les fonctionnalités et caractéristiques propres à ces équipements numériques mobiles.

Le portable banni de l’institution scolaire ?

Depuis la rentrée scolaire 2018, l'utilisation des téléphones portables est interdite dans l'enceinte des écoles et des collèges. En pratique, les smartphones des élèves doivent être éteints et rangés.

Cependant, la loi autorise l'utilisation pédagogique des téléphones mobiles, à condition d'être expressément autorisée par le règlement intérieur. Cette utilisation doit être encadrée par un membre de la communauté éducative.

Le portable semble donc réduit à la portion congrue à l’école, ce que déplore Jean-François Cerisier, directeur du laboratoire Techné et professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université de Poitiers : "Depuis quelques mois, je sens un vent dangereux qui souffle sur le numérique dans notre société et sur le numérique éducatif en particulier."

Le smartphone, un "fait social total"

Pour le professeur, on ne peut pas occulter le "fait social total" de l’utilisation du téléphone portable, en ce qu’il transforme la société, les institutions et les usages.

Le téléphone mobile est devenu pour eux un moyen incontournable de socialisation et d’information.

Selon la 18e et dernière édition du Baromètre du numérique co-publié par l’Arcep, 75 % des Français ont aujourd’hui un smartphone (94 % un téléphone portable) et 86 % d’entre eux disposent d’une connexion internet fixe à leur domicile. 80 % des élèves en collège possèdent un smartphone, et jusqu’à 100 % en lycée.

"Notre système éducatif est mis sous tension par le numérique de différentes façons : au quotidien, quand les élèves entrent dans les salles de classe avec leur smartphones dans la poche et qu’il les utilisent parfois sans l’aval de l’encadrement scolaire, mais aussi quant à l’utilisation qui peut en être faite quand ni l’État, ni les collectivités territoriales n’ont plus les moyens d’acquérir des équipements nécessaires", analyse Jean-François Cerisier.

Plus d’équipements mobiles mis à disposition par les collectivités

Il semble en effet bien loin le temps où des collectivités locales distribuaient gratuitement des ordinateurs portables aux collégiens. La Région Nouvelle-Aquitaine a ainsi évolué d'un système de dotation systématique des élèves en tablettes numériques à une aide différenciée des familles, en fonction du quotient familial.

Un contexte nouveau dans lequel les établissements concernés sont, en parallèle, chargés de produire un cahier des charges fonctionnel précisant le type d’équipements dont ils ont besoin, en ne s’arrêtant pas sur un modèle ou une marque en particulier, mais en indiquant les caractéristiques techniques requises (débit, mémoire, etc.).

Dans la Région Grand Est, dans le cadre de l'expérimentation "Lycée 4.0", mené avec les académies de Strasbourg, Nancy-Metz et Reims, il est proposé aux familles un catalogue d’équipements numériques individuels avec des prix très compétitifs négociés auprès des constructeurs, et en apportant un soutien financier aux familles.

Fixée à 50 % du prix de l’équipement plafonné à 225 euros pour les familles dont le revenu net mensuel est inférieur à 6.000 euros, soit 72.000 euros par an, cette aide vise à réduire les inégalités, et pallier ainsi le principal grief que l’on oppose à cette approche dite BYOD ("Bring Your Own Device" / "Apportez vos propres équipements"), qui se traduit par l’utilisation des smartphones des élèves en classe.

Le cas du projet "Lycée 4. 0" de la Région Grand Est

Le projet "Lycée 4.0", lancé dans 111 établissements de la Région Grand Est, a mis le BYOD au centre de son projet numérique. Chaque élève peut apporter son équipement personnel (tablette, smartphone, ordinateur portable…) et accéder au réseau Wifi sécurisé du lycée.

La Région finance les structures (réseau wifi, équipements, vidéoprojecteurs…) et la Dane (Délégation académique au numérique éducatif) assure le suivi et l’accompagnement pédagogique auprès des "Lycées 4.0", en s’appuyant sur deux ressources clés sur le terrain.

D’un côté, des enseignants volontaires, les "référents 4.0", supervisent au quotidien tous les aspects techniques du projet (suivi de l’équipement des élèves, accès aux manuels, installation de suites bureautiques et logicielles…).

En parallèle, "les 'brigadiers 4.0' des enseignants sélectionnés par la Dane jouent un rôle de relais entre les différents acteurs impliqués et doivent être force de proposition pour personnaliser l’accompagnement", souligne Jamila Kaza, professeure de math-sciences au lycée Matisse de Schiltigheim et coordinatrice de la brigade "Lycée 4.0" dans l’académie de Strasbourg.

L’élève dispose des ressources qualifiées depuis le médiacentre dont l’accès est sécurisé via un gestionnaire d’accès aux ressources développé par le ministère de l’Éducation nationale 24 heures sur 24, qui garantit la protection des données à caractère personnelle des élèves et des enseignants.

L’objectif est ici de "moderniser l’accès aux manuels, en se passant des manuels papiers, et en se tournant vers des ressources numériques", relève Jamila Kaza.

Autre but du projet "Lycée 4.0" : développer l’autonomie des élèves et leurs compétences numériques. "L’élève apprend à développer des compétences numériques qu’il sera par la suite capable de mobiliser dans sa vie professionnelle et personnelle", déclare Jamila Kaza.

Le téléphone portable, un outil pour repenser la classe

Pour Laëtitia Léraut, professeure en histoire-géographie et EMC au lycée André-Theuriet de Civray dans l’académie de Poitiers, le BYOD est un moyen pédagogique pertinent pour apprendre autrement. Dans cet établissement situé en milieu rural, le BYOD est entré dans la classe dès 2014.

"Je suis partie sur l’idée de bousculer les pratiques, de travailler sur les concepts de classes inversées", raconte l’enseignante. "Il s’agit de repenser la classe en élaborant des scénarios et une ingénierie pédagogique où les élèves sont amenés à travailler en équipes et à consulter des ressources numériques. Les lycéens fabriquent ainsi eux-mêmes leurs apprentissages en fonction des activités proposées."

Selon Laëtitia Léraut, "l’usage des téléphones portables et des tablettes numériques joue un vrai rôle de facilitateur dans sa démarche pédagogique." En pratique les élèves reçoivent sur leurs smartphones de courts liens hypertextes ; qui peuvent également être flashés sous forme de QR Code. Ces liens leur permettent d’accéder à une page collaborative elle-même intégrée dans l’ENT (Espace numérique de travail) sur laquelle les élèves retrouvent éléments pédagogiques tels que le plan de travail, des documents et des évaluations.

"Les élèves ont intégré ce réflexe qui consiste à sortir le smartphone en cours. L’objectif est de tendre vers une grande accessibilité aux ressources, ainsi que vers un véritable continuum pédagogique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement, souligne l'enseignante. Je prévois toutefois quelques dossiers photocopiés pour les élèves qui préfèrent travailler avec du papier."

"Cette démarche en pédagogie active permet de différencier les parcours […] Cela modifie la structure de la classe, puisque les élèves travaillent en îlots pour leur parcours."

Philippe Crouzillacq | Publié le