P. Gérard : "Nous avons reçu le plus grand nombre d'inscriptions à l'ENA depuis dix ans."

Éléonore de Vaumas Publié le
P. Gérard : "Nous avons reçu le plus grand nombre d'inscriptions à l'ENA depuis dix ans."
Vue panoramique de l'arrière du site de l'ENA à Strasbourg. // ©  Elodie Meynard
Il dit se sentir "comme un capitaine qui doit tenir la barre du navire après une bourrasque". Bien que chamboulé par la récente décision présidentielle de fermer l'ENA, son directeur, Patrick Gérard, garde le cap jusqu'aux conclusions de l'avocat Frédéric Thiriez, chargé par le gouvernement de rédiger un rapport sur le recrutement et la formation des hauts fonctionnaires. Il se confie pour Educpros.

Dans quel état d’esprit se trouvent les élèves et les agents de l'ENA après l'annonce de sa suppression ?

Dans le débat qui a précédé les annonces présidentielles, ils ont été très marqués d’entendre des contre-vérités sur l’école, et surtout blessés de voir ignorée la sincérité de leur engagement pour le service de leurs concitoyens et de l’État. Nos élèves d’origine modeste (26% sont boursiers) n’ont pas vraiment aimé être assimilés à des privilégiés. Quant aux élèves étrangers, ils n’ont pas compris pourquoi une école, si admirée dans le monde, pouvait faire l’objet d’autant de critiques en France ! Depuis sa création, l’ENA a formé 3.700 élèves étrangers qui exercent des responsabilités importantes dans leur pays, et de nombreux états nous ont sollicités pour créer une école d’administration sur notre modèle.

Patrick Gérard
Patrick Gérard © ENA

Peut-on vraiment parler d’une suppression alors que les locaux et les agents seront conservés ?

Le président de la République a, en effet, indiqué lors de sa conférence de presse que les locaux et les personnels administratifs seraient conservés. Il faudra bien, quelle que soit la formule retenue, continuer à former les hauts fonctionnaires, selon les objectifs qui seront alors fixés par le gouvernement. Difficile d'imaginer qu'on forme les professeurs, les médecins, les ingénieurs, mais pas les fonctionnaires en charge du bon fonctionnement de l’État. Ce ne serait pas réaliste. Et il est plutôt utile de les faire venir à Strasbourg si on souhaite les rapprocher du terrain.

Comment interpréter cette décision à la lumière des changements initiés l'année dernière pour transformer l'ENA ?

Le plan de transformation de l'ENA, approuvé en octobre 2018 par le conseil d’administration et le gouvernement, a été, pour l’essentiel, mis en œuvre, notamment avec une réorganisation des enseignements autour des compétences à acquérir. Mais le président de la République veut aller plus loin dans la formation et la gestion des carrières des cadres dirigeants des services publics, pas seulement ceux qui passent par l’ENA, et en particulier accroître leur diversité sociale. C’est le sens de la mission donnée à M. Thiriez, qui va avoir un travail colossal.

Comment encourager davantage d'ouverture, en particulier vers l'université, tel que le souhaite le chef de l'État ?

Nous avons déjà posé des jalons importants, notamment, en devenant membre associé de la Comue PSL (Paris sciences et lettres), avec, en particulier, une chaire commune avec l’ENS "Savoir, prévoir, pouvoir" et un master de droit et gestion publique avec Dauphine.

Nous entretenons aussi des liens forts avec l’université de Strasbourg, et son IEP (Institut d’études politiques), avec lequel nous créons une seconde classe préparatoire "égalité des chances" pour la rentrée 2019, dont les inscriptions ont déjà commencé - la première a été créée à Paris en 2009 en liaison avec la prépa ENS-Paris1. Idem avec l’ENSCI-Les Ateliers avec notre chaire partenariale sur "l’innovation publique", qui a vocation à s’élargir.

Nous travaillons également sur un partenariat avec l'université de Clermont-Ferrand et Paris 2 pour préparer un plus grand nombre d’étudiants français aux concours des administrations européennes. Enfin, notre équipe de recherche tient des séminaires communs avec le CESSP (Centre européen de sociologie et de science politique) de la Sorbonne. Bref, nous avons un ensemble d’ouvertures sur le monde universitaire qui ne demande qu’à se développer.

Que pensez-vous d’une école commune aux trois fonctions publiques ?

Je pense qu’il peut y avoir des périodes de scolarité commune. À Strasbourg, nous avons déjà 11% d’enseignements communs avec l’INET (Institut national des études territoriales), qui sont très appréciés. On peut évidemment accroître cette proportion.

S’agissant de la fonction publique de l’État, il y a d’autres écoles que l’ENA : l’INP (Institut national du patrimoine), Mines Paristech, l’École des Ponts Paristech, l’ENSAE (École nationale de la statistique et de l'administration économique)…. qui forment aussi des hauts fonctionnaires. Il est difficile de fondre ces cultures propres en un seul ensemble.

Qu'est-il prévu pour les étudiants durant les prochains mois ?

Les élèves de première année sont en stage dans les préfectures jusqu’à octobre 2019, puis en entreprise jusqu’à Noël prochain ; ils reviennent à Strasbourg en janvier 2020. Les élèves de deuxième année (promotion Molière) termineront leur scolarité à Strasbourg en décembre 2019. Quant à nos actions de formation continue, en France, en Europe ou à l’étranger, qui accueillent plus de 11.000 auditeurs par an, elles fonctionnent normalement : c’est le cas, par exemple, de notre nouveau mastère spécialisé "Expert en affaires publiques européennes".

De plus, nous organisons le concours 2019 de l’ENA à partir du 26 août prochain. Nous avons reçu cette année 1.731 candidatures (dont 234 au nouveau concours réservé aux docteurs des universités) pour 83 postes, soit le plus grand nombre d’inscriptions depuis dix ans. Il est heureux que le désir de travailler pour l’intérêt général reste fort, notamment chez les jeunes.

La "suppression" sera-t-elle actée dès la rentrée prochaine ?

Attendons les conclusions du rapport Frédéric Thiriez en novembre prochain, puis les décisions que prendra le gouvernement au vu de ce rapport, puis les textes nécessaires à la transformation de la haute fonction publique et de sa formation. Mais, avant de se poser la question de la transformation de la formation des hauts fonctionnaires, il faut d'abord répondre clairement à deux autres : qu'attendons-nous d’un haut fonctionnaire au XXIe siècle et comment attirer les meilleurs d’une génération, avec des parcours différents, vers le service de l’État ?

Éléonore de Vaumas | Publié le