Universités : les enseignants-chercheurs après la mobilisation

Camille Stromboni et Fabienne Guimont Publié le
Universités : les enseignants-chercheurs après la mobilisation
La Ronde des Obstinés (Hôtel de Ville, Paris) // © 
Portés par les enseignants-chercheurs, ces trois derniers mois de mobilisation restent un moment inédit dans l’histoire de l’enseignement supérieur depuis Mai 1968. Nous leur donnons la parole. Recueil de témoignages pour comprendre ce que ce mouvement a changé dans leurs relations. Alors que certains dénonçaient une remise en cause de la démocratie universitaire, ces témoignages reviennent sur les débats engagés aux détours des AG, manifestations, happenings et colloques en tous genres.

Les enseignants-chercheurs seront-ils les mêmes après la mobilisation des universités ? Le philosophe Marcel Gauchet considère qu’elle a permis d’engager « une véritable réflexion collective » sur une réforme de l’enseignement supérieur qui devra intégrer les classes prépas, les grandes écoles et les universités. Pour Isabelle This Saint-Jean, présidente de Sauvons la recherche, la communauté universitaire s’est ressoudée autour des « valeurs de la connaissance, du savoir ».

Les enseignants-chercheurs seraient individualistes, enfermés dans leurs recherches ? Le cliché a parfois volé en éclat pendant la mobilisation. Bertrand Geay, professeur d’université en sciences de l’éducation, s’est investi dans des cours sur les politiques publiques d’éducation dans le cadre de l’université populaire lancée pendant les grèves à l’université de Picardie.

« Le mouvement a créé une sorte de solidarité transdisciplinaire inattendue »

« J’y ai rencontré des étudiants et des enseignants d’autres UFR. Surtout en arts, en philosophie, en SHS et en sciences. Je n’avais jamais eu l’occasion de discuter avec eux. Il y a l’idée qu’il faut se réapproprier notre outil de travail et maintenir le réseau », estime ce spécialiste du syndicalisme enseignant.


Les enseignants-chercheurs parlent aux enseignants-chercheurs

Pour Jacqueline Ceyte, enseignante au service du sport universitaire à l’université Paris 3, cette mobilisation a même « créé des liens de complémentarité et de solidarité qui ont changé le visage des relations entre les universitaires », face à la concurrence entre universités que les réformes introduiraient.

« Il y a des gens que je côtoie depuis 25 ans dans mon université, mais avec qui je n’avais jamais parlé avant. C’est la même chose avec les personnels des autres universités. Nous avons ainsi partagé avec des étudiants et des enseignants-chercheurs de Paris 6, la première université française au classement de Shanghaï ! J’ai rencontré des physiciens, qui ne sont pas de mon monde », s’exclame l’enseignante.

Même étonnement de la part de Frédéric Gonthier, chargé d’études à l’université de Dunkerque. « Le mouvement a créé une sorte de solidarité transdisciplinaire inattendue. Je ne pensais pas que des chimistes ou des biologistes pourraient s’y retrouver ». 

Un consensus de circonstance ?

« Cela a crée un mouvement de résistance, un mouvement affectif entre les gens et les citoyens, des rencontres, des nœuds », estime Annick Oger-Stefanink, conseillère en communication qui a enseigné à Paris 5 et marcheuse dans la ronde des obstinés parisienne.

« Il y a une volonté de pérenniser cette effervescence autour de l’université et du rôle qu’elle doit avoir »

Professeur à la faculté de droit d’Evry, Dimitri Houtcieff, abonde en ce sens tout en nuançant cette vision optimiste. « Valérie Pécresse a réussi à faire l’unité de l’enseignement contre elle, du secondaire au supérieur, c’est inédit. "De la maternelle à l’université", tout le monde s’est senti dans le même bateau. Ce mouvement n’a pas pour autant supprimé les clivages entre disciplines ou les querelles de clochers du milieu universitaire ».

A Dunkerque, Frédéric Gonthier n’a pas vécu la même histoire. « Les contacts pris avec les enseignants du primaire et du secondaire n’ont pas aboutis vraiment. Ils étaient assommés par les réformes et n’avaient plus d’énergie pour se mobiliser.» 

L'inquiétude sur l'avenir des étudiants en arrière plan

Marie Duhayon, ce mouvement elle l’a à la fois vécu comme étudiante et comme future collègue des enseignants-chercheurs. Doctorante en sciences politiques à Amiens, elle travaille sur la question de l’échec des étudiants en première année d’université. Son propre avenir, elle l’envisage plutôt en noir avec un sentiment d’autant plus acerbe qu’elle s’est engagée dans la recherche « par passion » avec « une concurrence très rude » à endurer pour parvenir à s’insérer professionnellement.

« Le contexte a évidemment suscité beaucoup de discussions entre enseignants de différentes disciplines et avec les étudiants. Les informations ont beaucoup circulé via les listes de diffusion. Je pense qu’il y a une volonté de pérenniser cette effervescence autour de l’université et du rôle qu’elle doit avoir ».

« Cela revenait à interroger l’université dans ses fondements, sur ses missions principales »

Cours alternatifs, conférences, ateliers d’anglais pour tous… « A l’université de Picardie, cela nous a permis de nous interroger sur les modes de transmission des savoirs. Cela revenait à interroger l’université dans ses fondements, sur ses missions principales. Dans les débats publics, on a l’impression qu’on ne peut plus réfléchir sur les formations que comme des adaptations à la professionnalisation ou dans la seule transmission des connaissances. On peut faire les deux. On est d’accord pour réfléchir à l’insertion professionnelle mais il faut regarder le marché du travail », analyse Bertrand Geay. 

Une bouffée d’air après des années de réforme à marche forcée

Il n’idéalise d’ailleurs pas ces cours alternatifs, ponctuels et qui n’ont rassemblé qu’un public limité. Avant tout, ils ont représenté pour lui une parenthèse, et une bouffée d’air après des années de réforme à marche forcée. « Cela nous a permis de remettre en cause nos habitudes d’enseignement alors que depuis le LMD on nous impose des formats avec la semestrialisation, les modules, l’évaluation de tous les cours. Finalement, avec toutes ces contraintes administratives, nous avions fini par ne plus nous laisser interroger par les étudiants et par les autres enseignants ».

« Les réformes mettent en danger notre petite université »

De manière plus générale, ce mouvement a remis au cœur des discussions des enseignants-chercheurs… l’université, tout simplement. « C’est la première fois qu’il y a un tel débat autour de l’université. Nous avons eu le CPE mais il s’agissait d’une discussion périphérique », se souvient Dimitri Houtcieff.

Frédéric Gonthier constate aussi une prise de parole collective. « Par certains côtés, nous sommes tétanisés, par d’autres, cela nous pousse à penser le futur de l’université, mais pas celle qu’on nous propose. Notre autonomie fait partie du cœur de notre métier. Autonomie par rapport au marché, à nos moyens, à notre carrière, à la présidence de l’université ».

L'université : un "outil de production" fragile

Une prise de conscience des valeurs sur lesquelles les enseignants-chercheurs ne veulent pas céder, mais aussi une prise de conscience de la fragilité des universités elles-mêmes. « Personne n’a voulu faire grève pour bloquer l’université en tant que "outil de production" », défend-il, répondant aux discours sur les blocages des établissements qui mettent certains d'entre eux en difficulté pour organiser les examens.


Même angoisse de perdre du crédit auprès des étudiants pour Bertrand Geay. « Le but des cours de l’université populaire était de programmer des travaux pour que le semestre ne soit pas blanc. Nous ne voulions pas que la fac soit morte pendant la mobilisation car certaines de nos filières sont menacées à cause du repli démographique, du discours sur le mode « la fac ne sert à rien ». Nous avions aussi en tête le mouvement anti-CPE où ce sont les étudiants les plus fragiles qui ont été pénalisés ».

« Nous n’avons pas réussi à nous mobiliser avec les personnels Biatoss »

Sur la défensive dans cette mobilisation par rapport à leur changement de statut, certains enseignants-chercheurs sont aussi inquiets pour la survie de leur université. « Les réformes mettent en danger notre petite université. Si les masters disparaissent [avec la concurrence entre filières générales et IUFM pour la formation des enseignants, Ndlr], nous deviendrons des collèges universitaires et ce sera un appauvrissement catastrophique pour notre région », s’alarme Marie Duhayon. 

Les vieux réflexes ont la vie dure

Des déceptions sur cette mobilisation ? « Des clivages, la défense de prés carrés sont apparus à Amiens entre l’IUFM et les départements généralistes, avec la mastérisation de la formation des enseignants, car l’université d’Amiens avait décidé de renvoyer des maquettes de master… Par ailleurs, nous n’avons pas réussi à nous mobiliser avec les personnels Biatoss », reconnaît-il.

Même constat à l’université du Littoral. Si les AG et manifestations d’enseignants-chercheurs ont réussi à attirer localement les « métallos », elles n’ont pas su fédérer les Biatoss. « Ils se sont sentis les invisibles du mouvement, mal traités médiatiquement. Le fait que les enseignants-chercheurs soient grévistes non déclarés contrairement à eux a fractionné le mouvement », analyse Frédéric Gonthier, chargé d’études à Dunkerque. Trois mois de mobilisation n'ont pas complètement suffit à rénover la démocratie universitaire...

Camille Stromboni et Fabienne Guimont | Publié le