Au Brésil, les stratégies des grandes écoles françaises à l’épreuve de la crise

Jessica Gourdon Publié le
Au Brésil, les stratégies des grandes écoles françaises à l’épreuve de la crise
Installée à Belo Horizonte, sur le campus de la Fondation Dom Cabral, Skema fait partie des grandes écoles françaises implantées au Brésil. // ©  Rodrigo LIMA/NITRO-REA
Paralysé par une grave crise économique et politique, le Brésil continue pourtant de séduire les établissements d'enseignement supérieur français. Ces derniers, attirés notamment par des laboratoires de recherche de qualité, nouent des partenariats et ouvrent des campus. Quitte à revoir leurs projets pour les adapter au contexte local.

Lorsque Skema a annoncé, en 2010, son projet d'ouvrir d'un campus au Brésil, le pays attirait tous les regards. Dirigé par le charismatique Lula, il allait accueillir la Coupe du monde de football et les jeux Olympiques, affichait une croissance de 7,5 %, venait de découvrir d'immenses réserves de pétrole, et avait organisé une somptueuse "année de la France au Brésil".

Sept ans plus tard, le Brésil est paralysé. Enlisé dans une grave crise économique et politique alimentée par les scandales de corruption de ses élites, il traverse une phase de récession (- 3,5 % en 2016), tandis que son taux de chômage a doublé en deux ans.

Cela n'a pas empêché Alice Guilhon, directrice de Skema, de maintenir le cap. Fin mars 2017, elle inaugurait l'antenne délocalisée de la business school à Belo Horizonte, dans le sud-est du pays (2,5 millions d'habitants), selon le même modèle que celui mis en place aux États-Unis ou en Chine : un campus servant principalement à accueillir ses propres étudiants pour un ou deux semestres, mais ayant également vocation, dans un second temps, à recruter des élèves localement.

"Dans ce contexte, nous nous sommes posé la question du maintien de ce projet. Mais on a continué parce que nous ne sommes pas seuls. Nous nous abritons sous le parapluie de la FDC (Fondation Dom Cabral)", souligne la directrice.

Un partenariat gagnant-gagnant

La Fondation Dom Cabral, c'est cette prestigieuse business school dont le siège se situe à Belo Horizonte, avec laquelle Skema s'est associée. Une belle prise : la FDC, positionnée sur l'executive education, était plutôt habituée à travailler, en Europe, avec la crème de la crème - l'Insead, l'Esade en Espagne, ou l'IMD en Suisse. Un mariage surprenant, résultant en grande partie d'une connexion forte entre Alice Guilhon et Emerson de Almeida, fondateur de la FDC, âgé de 76 ans, depuis leur première rencontre, en Autriche, dans les couloirs d'un colloque de l'organisme d'accréditation EFMD (European foundation for management development).

Dans ce contexte de crise, le projet initial de Skema a tout de même été quelque peu remanié. L'école a préféré, pour le moment, louer des locaux à l'intérieur de la FDC, et non pas avoir une structure en propre. La FDC, qui, sur son créneau de la formation des cadres, est particulièrement touchée par la baisse des demandes des entreprises, y a trouvé un partenaire idéal. Ses enseignants peuvent être mobilisés pour les cours de Skema, ses locaux sont rentabilisés.

Belo horizonte, Bresil, campus Skema

Au Brésil, l'excellente image de la France

En ce premier semestre 2017, 214 étudiants de Skema, pour la plupart français, étudient à Belo Horizonte – leurs cours sont assurés en anglais. Si le pays est en crise et les opportunités professionnelles limitées, eux y voient surtout l'occasion de découvrir un pays en voie de développement et ses richesses culturelles, de voyager, d'apprendre une nouvelle langue, de profiter d'une vraie qualité de vie tout en poursuivant leur cursus... Bref, un moyen de voir le monde à peu de frais. Certains misent sur la possibilité d'obtenir des postes en VIE (volontariat international en entreprise) dans les sociétés françaises implantées sur place, friandes de ces profils, qui continuent d'investir au Brésil.

Car le pays reste, malgré tout, la huitième économie mondiale. Il compte de nombreux laboratoires de recherche de qualité et sa classe moyenne, en plein essor, souhaite voir ses enfants accéder aux études supérieures. C'est tout cela qui fait que les grandes écoles françaises, malgré la crise, continuent de s'y intéresser – même si les projets avancent moins vite qu'auparavant. D'autant que le Brésil demeure un pays difficile pour les étrangers qui veulent y investir.

La France jouit ici d'une excellente image, et il y a une vraie attente de coopération côté brésilien.
(A. Bourdon)

"Les choses sont plus compliquées qu'ailleurs, en particulier du point de vue juridique, reconnaît Alain Bourdon, conseiller chargé de la politique culturelle et universitaire à l'ambassade de France au Brésil. Mais la France jouit ici d'une excellente image, et il y a une vraie attente de coopération côté brésilien. Donc mon message aux établissements français c'est : 'N'ayez pas peur de la crise, allez-y, le Brésil va rebondir '." À condition d'être prêt à s'armer de patience.

Coup de frein dû à la crise

Attendre, c'est ce que fait le groupe des Écoles centrales. Le projet d'ouverture d'un campus à Santos, en partenariat avec l'USP (université de Sao Paulo), était initialement annoncé pour 2017. Marc Zolver, directeur des relations internationales à CentraleSupélec, table plutôt sur la rentrée 2019. L'idée ? Créer une école d'ingénieurs "à la française", qui formera des élèves brésiliens – le projet n'est pas encore définitivement validé.

"Avec la crise, il y a eu un petit coup de frein. Mais cela ne nous a pas refroidis. Le Brésil reste un partenaire de prédilection des écoles d'ingénieurs françaises depuis des années. Mais pour créer une école, cela reste compliqué. Nous n'investissons pas d'argent, c'est un projet initié par les Brésiliens, auprès desquels nous mettons à disposition notre expertise et notre marque", remarque Mac Zolver. Les projets plus "légers", autour de la recherche, avancent plus vite : d'ailleurs, en mai, un LIA (laboratoire international associé) sera inauguré à Sao Paulo. Il réunira Centrale Supélec, Centrale Lille, l'USP et l'université de Campinas.

La France, troisième pays d'accueil des étudiants brésiliens

Malgré ce contexte morose, les écoles d'ingénieurs françaises peuvent toujours compter sur Brafitec. Le programme d'échange d'étudiants ingénieurs entre la France et le Brésil né en 2002, a été maintenu. Ce dispositif, qui, côté brésilien, est avant tout un système de généreuses bourses d'études, a pourtant bien accusé le coup de la crise, avec des financements revus à la baisse et une année sans appels à projets. Le nombre de boursiers brésiliens envoyés en France a chuté d'environ 20 % en deux ans – mais il reste important : 700 jeunes brésiliens en ont bénéficié l'année dernière.

Il ne faut pas oublier que la France reste le troisième pays d'accueil des étudiants brésiliens, après les États-Unis et le Portugal.
(J. Gelas) 

"C'est un trou d'air, mais Brafitec continue. On vient de relancer des appels à projets", résume Jacques Gelas, chargé de mission à la Cdefi (Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs), qui pilote, côté français, ce programme. "Après quelques mois d'hésitation, nos partenaires brésiliens sont de nouveau en ordre de bataille, et veulent préserver ce qui est l'un de leur plus gros programme de coopération. Il ne faut pas oublier que la France reste le troisième pays d'accueil des étudiants brésiliens, après les États-Unis et le Portugal", commente Alain Bourdon, de l'Ambassade de France au Brésil.

la concurrence forte de nouvelles destinations

Reste à voir si l'intérêt des étudiants français le Brésil se maintiendra. En 2016, 270 élèves ingénieurs français ont participé au programme Brafitec – contre plus de 360 les deux années précédentes. "C'est à la fois un effet de la moindre attractivité du pays, mais aussi de la baisse de ressources des familles et de la concurrence de plus en plus forte de nouvelles destinations, comme l'Inde. Mais je ne crois pas que cela soit très préoccupant, la destination reste attractive", tempère Jacques Gelas.

Thomas Froehlicher, directeur général de l'école de commerce Kedge, confirme que les quelques accords d'échanges au Brésil restent très demandés par ses élèves. Mais, contrairement à Skema ou à CentraleSupélec, il ne mise plus stratégiquement sur ce pays, et a renoncé à l'idée d'une implantation, alors que le projet avait été évoqué en 2014 et en 2015. Trop compliqué ces temps-ci, résume Thomas Froehlicher. Plutôt que le Brésil ou l'Argentine, il préfère regarder vers la côte ouest de l'Amérique du Sud – la Colombie, le Costa Rica, le Chili, le Panama ou le Pérou.

Des pays qui n'ont pas ou moins subi la crise, dont les systèmes d'enseignement sont davantage privatisés et intégrés dans les logiques d'accréditation à l'américaine. Des modèles plus compatibles avec celui des écoles françaises de management – quand le Brésil et l'Argentine ont structuré leurs systèmes d'excellence autour de grosses universités publiques. "Mais pour vraiment s'implanter, nous regardons surtout vers la Russie, l'Iran, le Kazakhstan. Je préfère mettre l'accent sur ces zones à forte croissance... Quitte à priver nos étudiants de belles plages."

Jessica Gourdon | Publié le