Nous avons la volonté politique de réconcilier arts et éducation", a affirmé Françoise Nyssen, ministre de la Culture, associant à son propos Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, pour qui "la culture vient en soutien des savoirs fondamentaux". Leurs deux priorités : développer la pratique artistique et le goût pour la lecture. Un discours choral qui s’est tenu jeudi 5 octobre 2017, à Angoulême, où les deux ministres avaient fait le déplacement pour inaugurer les 2e Rencontres nationales de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, dont le thème portait cette année sur "Éducation et bande dessinée".
Artification d’un médium "populaire"
Durant deux journées, chercheurs en sociologie, en langue et littérature ou en histoire, enseignants, auteurs et représentants de l’Éducation nationale ont discuté de la place de ce médium dans les apprentissages, de la maternelle à l’université. En partant d’un constat : les programmes de 2008 ont marqué une régression, puisque la BD n’est pas explicitement citée, alors qu’elle l’était dans les précédents. "Ces fluctuations n’aident pas à développer ce champ dans la formation des enseignants", alerte Nicolas Rouvière, maître de conférences en langue et littérature à l’Espé de Grenoble-Alpes et critique de bande dessinée.
Par ailleurs, bien qu’elle soit "un cas exemplaire d’artification", comme l’explique Nathalie Heinich, sociologue et directrice de recherche au CNRS, la bande dessinée a encore parfois mauvaise réputation. "Elle est dite 'facile, populaire et amusante', rapporte Sylvie Plane, vice-présidente du Conseil supérieur des programmes", selon certains propos entendus lors de rencontres entre associations de professeurs et le CSP.
Quels usages les enseignants font-ils alors de la bande dessinée ? Aucune étude quantitative n’ayant été menée, ce sont donc essentiellement des initiatives personnelles et locales qui émergent.
Des initiatives locales
Parmi les exemples évoqués lors des Rencontres nationales : des résidences d’auteurs dans les établissements, des projets menés dans le cadre des EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) dans les collèges, la participation à des concours de BD scolaire ou à des prix collège, lycée… Ou encore, "ce professeur de physique qui demande à ses élèves de faire leur compte-rendu de travaux pratiques en BD", a rapporté Pierre-Laurent Daurès, président de Stimuli, une association de médiation scientifique par la BD, qui anime des ateliers à Sciences po (campus de Poitiers) et dans des établissements du secondaire.
"La BD reportage est l'une des activités les plus intéressantes à faire avec des lycéens, mais c'est rarement proposé", commente Nathalie Ferlut, auteure et enseignante de bande dessinée.
Jean-Michel Blanquer et Françoise Nyssen à la rencontre des étudiants en bande dessinée de l'École européenne supérieure de l’image, jeudi 5 octobre 2017. // © Frédéric Bosser
Une multiplication des BD “pédagogiques”
Des projets facilités par le développement, ces dernières années, des BD "à vocation pédagogique" : pas moins de 500 à 600 BD historiques par an (soit 10 % du total annuel des parutions d'albums), auxquelles s’ajoutent les adaptations d’œuvres littéraires et autres thématiques disciplinaires.
Mais ce phénomène de multiplication des collections de "BD éducatives" est davantage "un fait des éditeurs que de l'Éducation nationale", objecte Didier Quella-Guyot, enseignant, auteur, et créateur du site l@bd, une base de données pour les enseignants. "Il est important de valoriser le moyen d'expression 'BD' dans toute la complexité de sa lecture, la facette artistique est essentielle" insiste-t-il.
Il existe pour cela des ressources pédagogiques multiples : La BD de Case en classe, la collection "Classiques et Contemporains BD" des éditions Magnard, la bibliothèque numérique de la Cité de la bande dessinée et de l’image, Cases d'Histoire, le portail 9e art, des dictionnaires, des mémoires ou thèses, la revue scientifique de recherche Comicalités, les ressources de La Brèche, un collectif de jeunes chercheurs...
Malgré tout, ces ressources peuvent être mal utilisées. Nicolas Rouvière a répertorié plusieurs écueils dans les pratiques enseignantes. Parmi eux figurent "une lecture de l'image minorée, voire oubliée, au profit d'un outillage de la lecture textuelle"ou encore "une approche technique du langage de la BD sans lien avec la construction du sens : on n’étudie alors pas une œuvre mais juste un mode d'expression".
C’est en faisant des BD qu’on apprend à mieux les lire.
(P-L. Daurès)
Du côté des dessinateurs et des scénaristes d’albums, les interventions scolaires sont aussi l’objet de critiques, notamment parce qu’il y a souvent un décalage entre les attentes des enseignants et celles des auteurs. Benoît Preteseille, auteur et éditeur aux éditions Warum, parle de "dérive pénible et dangereuse" lorsque les professeurs convient les auteurs de BD en classe pour "apprendre" aux élèves. "Je pense qu'il faut plutôt partager des questionnements, poser des problèmes, transmettre une recherche, plutôt que d'essayer de leur apprendre un savoir-faire précis", défend-il.
Un point de vue que partage Valérie Mangin, auteure et membre des États généraux de la bande dessinée : "Les auteurs ne sont ni des pédagogues ni des professeurs. Notre objectif est de créer nos œuvres, de raconter des histoires, mais pas d’apprendre quelque chose à quelqu'un."
Absence de certification pour les enseignants
L'utilisation de la bande dessinée en tant que support pédagogique mériterait donc davantage d'accompagnement. C'est un médium complexe, qui demande une lecture suffisamment outillée. "D’où l’importance de développer un enseignement de lecture de la BD, milite Pierre-Laurent Daurès, de l’association Stimuli. Cela passe notamment par la pratique : c’est en faisant des BD qu’on apprend à mieux les lire."
Or se pose le problème de la formation des enseignants eux-mêmes : "Comme ce n’est pas une discipline, il n’y a pas de certification en BD comme il y en a en théâtre ou en cinéma", explique Claire Simon, professeure de lettres, chargée de mission bande dessinée au rectorat de Poitiers.
Nicolas Rouvière, maître de conférences à l’Espé de Grenoble-Alpes, fait valoir qu’en formation initiale, "les maquettes sont très contraintes : il n’y a pas d'heures spécifiques pour la didactique de la BD. Elle est souvent abordée de manière marginale et dans un sens instrumental (la logique d'une suite narrative, l’étude des niveaux de la langue...) ou du point de vue de l'adaptation, comme un marchepied pour accéder aux œuvres littéraires."
"À l’Espé, il est déjà trop tard pour proposer des enseignements de bande dessinée", estime Sylvain Lesage, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Lille 3. Membre du collectif La Brèche, groupe d'universitaires travaillant sur la BD, il n'a guère d'espoir sur le fait que les choses s'améliorent : "Compte tenu de la situation économique épouvantable des universités, il n’est pas envisageable d'ouvrir des formations en bande dessinée". Un scénario aux airs de déjà-vu...
La BD, une discipline qui peine à émerger
Mêlant expression littéraire et expression artistique, la bande dessinée ne peut être identifiée comme appartenant à une discipline en particulier : elle ne "rentre pas" dans une case des programmes. D’où les réflexions échangées, durant les Rencontres nationales, sur la didactisation de la bande dessinée et son rapport avec les autres connaissances. "Ce n'est pas la vocation de la BD historique que d'enseigner l'histoire. Il y a plutôt quelque chose de l'ordre du profit annexe", souligne Sylvie Plane, vice-présidente du Conseil supérieur des programmes.
"La BD est introduite aujourd'hui au service de l'étude scolaire d'une autre discipline", renchérit Philippe Galais, inspecteur général de l’Éducation nationale. "Il faudrait aussi qu'elle soit étudiée pour elle-même, pour ce qu'elle est en tant qu'art. Par exemple, la perception de la guerre par un artiste." Dès que l’on est sur une entrée disciplinaire, "la BD devient une utilisation prétexte et perd de son essence", confirme Claire Simon, professeure de lettres, chargée de mission bande dessinée au rectorat de Poitiers.
Du côté de la recherche, "les travaux ont commencé il y a 50 ans, mais on constate un phénomène d'amplification, avec de plus en plus de thèses portant sur la BD, de manière centrale ou secondaire", rapporte Sylvain Lesage, maître de conférences à l'université Lille 3, membre du collectif La Brèche. Il reste cependant un frein : la bande dessinée n'est pas une section du Conseil national des universités. "On travaille avec des outils qui viennent de la sociologie, de l'histoire, de la littérature. Le rassemblement de ces forces et ces recherches interdisciplinaires sont une chance mais aussi un obstacle, il y a une forme d'éparpillement", regrette le chercheur.