"Nous avons la sensation de recevoir le soutien de toute la communauté" : des chercheurs ukrainiens accueillis en France témoignent

Oriane Raffin Publié le
"Nous avons la sensation de recevoir le soutien de toute la communauté" : des chercheurs ukrainiens accueillis en France témoignent
L'université Paul-Sabatier de Toulouse (ici la place du Capitole de la Ville rose, illuminée des couleurs de l'Ukraine le 23 février 2023), a notamment accueilli Zoia Voitenko, professeure de chimie organique à l’université Taras Shevchenko de Kiev. // ©  Lydie Lecarpentier/REA
Depuis un an, les établissements se sont démenés pour organiser et faciliter la venue d’universitaires ukrainiens, en danger dans leur pays alors que la guerre engagée par la Russie se poursuit. Soutien financier, académique, psychologique, les défis sont nombreux.

La solidarité a joué immédiatement. Aux premiers jours de l’attaque russe, Ievgeniia Gubkina, architecte et historienne de l'architecture et de l'urbanisme à Kharkiv, a été contactée par un enseignant de Sciences po avec lequel elle avait déjà collaboré. "Dans le danger des missiles, l’émotion et le stress, cela faisait du bien de savoir que des personnes s’inquiétaient pour nous", se souvient la chercheuse, âgée de 37 ans.

"Ne pas s'enfermer dans une image de réfugié"

Elle rejoint alors Paris avec sa fille de 13 ans. "Quand elle est arrivée sur le campus, elle l’a comparé à la Californie ! Nous nous sommes projetées dans une aventure, un peu comme les héros de ses livres." Sa fille a pu continuer ses cours de piano et a même reçu une carte de Sciences po, pour pouvoir accéder aux locaux. Des détails mais qui, dans un contexte dramatique, "permettent de ne pas s’enfermer dans une image de réfugié, et de ne pas sombrer”, explique Ievgeniia Gubkina.

Quand vous avez perdu votre maison, votre institution et votre pays, c’est important d’avoir quelque chose sur lequel se reposer. (I. Gubkina, historienne ukrainienne en exil)

Grâce au réseau des anciens de l’établissement, elles ont été accueillies dans un appartement à Neuilly-sur-Seine (92). "Nous avons eu la sensation de recevoir de l’empathie et le soutien de toute la communauté, pas que de l’administration, explique la chercheuse. Une connexion s’est vraiment créée avec les personnes. L’ancien directeur de l’École urbaine m’a dit de me considérer ici chez moi. J’en ai presque pleuré. Quand vous avez perdu votre maison, votre institution et votre pays, c’est important d’avoir quelque chose sur lequel se reposer."

135 chercheurs ukrainiens accueillis grâce au programme d’urgence PAUSE

Comme nombre de ses compatriotes, Ievgeniia Gubkina a d’abord bénéficié du dispositif d’urgence du programme PAUSE (programme d'accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil), pour une durée de trois mois. Le temps de poser des valises et de souffler. "On n’a pas l’impression d’avoir l’étiquette de réfugiés. On conserve notre subjectivité, c’est nous qui choisissons de demander le prolongement du programme. Tout en donnant de l’air, un espace de liberté. Je crois que je n’ai jamais autant écrit de textes que pendant mes trois mois de programme PAUSE à Paris", témoigne la chercheuse.

Ievgeniia Gubkina Ukraine chercheuse programme PAUSE
Ievgeniia Gubkina Ukraine chercheuse programme PAUSE © Photo fournie par Ievgeniia Gubkina

Le programme PAUSE, porté par le Collège de France, accueille depuis cinq ans des chercheurs et des artistes en exil. Rapidement après le déclenchement de la guerre en Ukraine, il s’est mobilisé. "Le fonds d’urgence a été mis en place dès le 2 mars 2022. À l’époque, nous n’avions aucune visibilité sur l’évolution du conflit, il s’agissait d’un financement forfaitaire de trois mois, pour donner le temps de réagir et de s’adapter et de postuler ensuite, si besoin, à un programme PAUSE classique", explique Laura Lohéac, directrice exécutive du programme.

Les chercheurs accueillis ont alors reçu entre 6.200 et 8.200 euros pour trois mois, en fonction de la composition de leur famille. En tout, 135 personnes — essentiellement des femmes, les hommes étant mobilisés en Ukraine — ont ainsi été soutenues. Depuis, une partie d’entre elles, mais aussi de nouveaux chercheurs, ont postulé au programme PAUSE classique, pour une durée d’un an, renouvelable une à deux fois.

Des financements aussi issus de l'ANR

D’autres bénéficient de financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour, au total, près de 200 chercheurs et doctorants ukrainiens accueillis en France. Zoia Voitenko, professeure de chimie organique à l’université Taras Shevchenko de Kiev, en fait partie. Elle travaille en coopération avec la France depuis plus de 20 ans, avec différentes universités, dont l’université Paul-Sabatier de Toulouse (31).

"Je ne pensais venir à Toulouse qu’en mai 2022, pour la remise de mon titre de Docteur Honoris Causa. Mais au début de la guerre, tout le monde nous a dit de venir en France. Je suis arrivée le 19 mars, avec ma fille, se souvient la chercheuse, à laquelle trois autres universités partenaires, en France, avaient également proposé un accueil. Nous collaborions depuis longtemps avec Toulouse, je suis venue plusieurs fois, cela me semblait logique de venir ici."

Nous collaborions depuis longtemps avec Toulouse, je suis venue plusieurs fois, cela me semblait logique de venir ici. (Z. Voitenko, chercheuse de l’université Taras Shevchenko de Kiev)

Sur place, la mobilisation s’est faite à tous les niveaux. Avec beaucoup d’initiatives privées, comme des collègues toulousains qui ont prêté des appartements ou ouvert les portes de leurs maisons. "On essaie de leur rendre la vie facile, alors que la situation est très difficile pour elles. Qu’elles se construisent un réseau, etc. Les labo les accompagnent très bien", explique Fabrice Gamboa, vice-président aux relations internationales et à la mobilité de l’université de Toulouse 3.

"Et il faut noter que les enseignantes continuent à assurer, depuis la France, leurs cours dans les universités ukrainiennes, qui continuent à fonctionner en visio, précise Fabrice Gamboa. C’est remarquable, d’autant que cela leur fait de grosses journées, avec leurs postes de recherche en France et le décalage horaire."

40% du programme PAUSE financé par les universités

Mais pour les universités françaises, il faut désormais jongler pour trouver des solutions plus durables. Le programme PAUSE classique s’organise avec un cofinancement de l’université, à hauteur de 40%. "Financièrement, ce n’est pas négligeable pour les universités, qui prennent leur part, avec des salaires en fonction du statut de la personne accueillie", souligne Karine Samuel, vice-présidente aux affaires internationales de l’université de Grenoble Alpes (38), qui accueille quatre chercheuses.

Ronan Sauleau, directeur de l’IETR, laboratoire de recherche de l’université de Rennes (35), accueille quant à lui cinq chercheurs ukrainiens, originaires de Kharkiv, dans son laboratoire CNRS, depuis le printemps 2022. "Nous les avons accueillis car nous avions une longue histoire commune, de nombreuses collaborations depuis 25 ans. Ils sont arrivés progressivement, seuls ou en famille." Et ont pu recréer leur équipe de travail.

Financièrement, ce n’est pas négligeable pour les universités, qui prennent leur part, avec des salaires en fonction du statut de la personne accueillie. (K. Samuel, UGA)

Sur les cinq chercheurs, quatre bénéficient du programme PAUSE. Le dernier, âgé de 68 ans, "est en dehors de tous les radars des programmes, il a fallu rechercher d’autres modalités de financement", explique Ronan Sauleau. Programme Hubert Curien, Fondation CentraleSupélec, mais aussi contributions de la Fondation université de Rennes et de Rennes Métropole, etc. Un casse-tête, très chronophage sur l’élaboration des dossiers. "En combinant différentes options, c’est bouclé jusqu’en décembre 2023. Cela laisse un peu d’air, mais est-ce que cela sera suffisant ?"

"Une prise en charge logistique, matérielle et psychologique"

"Outre le financement, une des difficultés pour les universités, c’est la prise en charge des chercheurs à leur arrivée, ajoute Laura Lohéac, du programme PAUSE. Beaucoup sont dans des situations post-traumatiques et doivent, en outre, effectuer de nombreuses démarches administratives. Cela nécessite un aspect prise en charge logistique, matérielle et psychologique."

Si cela est vrai pour la majorité des chercheurs accueillis dans le cadre de ce programme, les difficultés sont renforcées par le volume de chercheurs arrivés. "Certaines universités sont au bout de ce qu’elles peuvent faire en matière de mobilisation de ressources humaines", note Laura Lohéac.

La Cité universitaire internationale de Paris apporte également son soutien. Une maison virtuelle de l’Ukraine a été créée, alors qu’au total 180 Ukrainiens, essentiellement des étudiants mais aussi des chercheurs, ont été accueillis. Avec tout un système d’aides et de services pour les accompagner au quotidien, dans leurs démarches administratives, pour leur santé — mentale notamment — mais aussi pour préparer leur futur.

"Même si le programme PAUSE offre un point de chute, ce n’est pas pour autant que les chercheurs sont intégrés dans une communauté. Tous les points de contact peuvent donc être intéressants, explique Bertrand Cosson, directeur de la Maison de l’Ukraine. Nous proposons ainsi un système de mentorat qui leur apporte une aide et un accompagnement dans la vie professionnelle et personnelle. Ce mentorat permet aussi de favoriser des rencontres avec des contacts de leur domaine ou d'offrir des opportunités ou stages." Un soutien d’autant plus important que beaucoup maîtrisaient mal ou pas du tout le français à leur arrivée.

Une hausse des demandes pour le programme PAUSE

Avec la question de savoir quand ils pourront rentrer. Si certains l’ont déjà fait pour se rapprocher de leurs proches, d’autres gardent le retour en ligne de mire. "J’apprécie beaucoup le soutien que nous recevons, confie Lesia Savchenko, 32 ans, actuellement en post-doctorat à l’Institut des maladies métaboliques et cardiovasculaires (I2MC) de Toulouse. Grâce à cela et à l’équipement ici, je peux continuer mes recherches. Avec l’équipe et l’atmosphère ici, j'acquière une expérience solide, que je pourrai utiliser pour ma future carrière, en Ukraine."

Le programme PAUSE, qui a vu le nombre de demandes tripler sur les dernières sessions, continue également à accueillir des chercheurs d’autres zones en difficulté, comme l’Iran ou l’Afghanistan. Et aussi des Russes, qui sont de plus en plus nombreux à solliciter un soutien. Davantage même que les Ukrainiens lors de la dernière session. "Et on sait, dans leur cas, qu’il s’agira malheureusement d’un soutien de moyenne à longue durée, précise Laura Lohéac. Car ce sont des opposants politiques dans leur pays."

Oriane Raffin | Publié le