Denis Lemaître, enseignant-chercheur à l’ENSIETA : « L’enseignement des sciences humaines doit se professionnaliser dans les écoles d’ingénieurs »

Propos recueillis par Sylvie Lecherbonnier Publié le
Denis Lemaître, enseignant-chercheur à l’ENSIETA : « L’enseignement des sciences humaines doit se professionnaliser dans les écoles d’ingénieurs »
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Responsable du centre des sciences humaines pour l’ingénieur de l’ENSIETA, Denis ­Lemaître a fait de la formation humaine des ingénieurs son sujet d’étude. Pour cet enseignant-chercheur, « les sciences humaines et sociales doivent se professionnaliser dans les écoles d’ingénieurs, s’appuyer sur un corps professoral permanent et être adossées à de la recherche ». Des réflexions que Denis Lemaître mène également au sein d’Ingénium, un réseau qui rassemble les enseignants-chercheurs des écoles d’ingénieurs dans ces disciplines. Vice-président de ce réseau, il analyse pour Educpros la place de la formation humaine dans les cursus des ingénieurs et ses évolutions.

Comment jugez-vous l’enseignement des sciences humaines et sociales dans les écoles d’ingénieurs ?
L’enseignement des sciences humaines et sociales est encore très inégal selon les formations d’ingénieurs. Dans certaines petites écoles, il est trop souvent confié au consultant du coin. Pourtant, les sciences humaines et sociales doivent se professionnaliser dans les écoles d’ingénieurs, s’appuyer, comme les sciences dures, sur un corps professoral permanent et être adossées à de la recherche. Les travaux pourraient être nombreux. Il existe un grand nombre de problématiques spécifiques aux ingénieurs encore peu étudiées en France : le rapport à la technique, les questions d’éthique rapportées au développement technologique, le risque.

En quoi les ingénieurs ont-ils besoin de sciences humaines dans leur cursus ?
Au moment de l’apparition du métier d’ingénieur à la fin du Moyen Âge et jusqu’au début du XIXe siècle, celui-ci était très valorisé. Il était le vecteur de la modernité. Avec l’apparition du taylorisme au XIXe siècle, la fonction a été déclassée. L’ingénieur est devenu un super technicien. Aujourd’hui, nous assistons à un retour à la fonction initiale de l’ingénieur. Les compétences sociales font de nouveau partie intégrante de son métier. Les entreprises parlent de gestion de projets, de services. Elles demandent aux ingénieurs d’avoir une culture davantage que des savoir-faire. Une évolution liée à la révolution informatique où les machines remplacent les hommes pour certaines tâches techniques. L’image du cadre international à l’aise dans l’interculturel et le management de projets prend toute sa place. Toutes ces évolutions soutiennent le développement des sciences humaines et sociales dans les écoles d’ingénieurs et conduisent à un affaiblissement des frontières entre ingénieur et manager.

Les étudiants comprennent-ils l’importance de cette formation humaine dans leur cursus ?
Beaucoup d’élèves issus de prépa ont une vision du monde réduite à des phénomènes de causes-conséquences ou à des logiques calculatoires. Certains auraient tendance à penser que les gens se manipulent comme des objets. D’autres se disent : « Si c’est de l’humain, on ne peut rien faire ! » Il nous faut déconstruire cette vision pour les humaniser. Nous assistons tout de même à des changements générationnels importants. Cette conception mécaniste et cloisonnée était encore plus marquée il y a quinze ans. Aujourd’hui, les élèves ingénieurs sont davantage soucieux d’éthique et de développement durable. Ils sont plus ouverts aux problèmes sociaux.

Y a-t-il de ce fait des méthodes pédagogiques spécifiques à mettre en place ?
Les cours magistraux semblent peu adaptés aux sciences humaines pour l’ingénieur.  Nous travaillons beaucoup à partir d’études de cas, de mises en situation, de petits sujets d’études. Mes étudiants ont mené des enquêtes sur « le stress au travail chez les contrôleurs aériens » ou « les problèmes d’addiction en entreprise » par exemple.

La CTI [Commission des titres d’ingénieur] est-elle consciente de ces enjeux ?
Oui. La CTI a compris que les sciences humaines et sociales pour l’ingénieur représentaient un enjeu important et qu’on ne devait pas entrer dans une vision instrumentaliste. La CTI ne parle plus d’une part de 25 % de sciences humaines dans les cursus, mais vérifie toujours qu’une formation humaine est dispensée. Chaque école doit ensuite définir son projet éducatif. Le réseau Ingénium a participé à la rédaction des trois pages sur la dimension personnelle, humaine et sociale de Références et Orientations, le guide de l’habilitation de la CTI. Nous produirons aussi d’ici à 2011 un document d’une dizaine de pages sur ce sujet.
 
Entre le socle scientifique de plus en plus conséquent, les sciences humaines, les stages et l’ouverture internationale, les écoles ont-elles le temps de former un ingénieur en cinq ans ?
Effectivement, cela devient un défi pour les écoles d’arriver à tout faire en cinq ans. Il faut trouver d’autres pédagogies qui permettent de compenser le déficit de temps : études de cas, pédagogie par projet, pédagogie par problèmes... Avec les nouvelles technologies de l’information, les ingénieurs auront toujours la possibilité de trouver les connaissances. Ce qu’il faut développer, c’est leur capacité à problématiser.

Propos recueillis par Sylvie Lecherbonnier | Publié le