“La révolution numérique est en marche. Au bénéfice du public ou du privé ?” La chronique d'Emmanuel Davidenkoff

ED Publié le
Le numérique est désormais largement répandu dans les pratiques pédagogiques. Mais qui tirera les marrons du feu, du service public et des entreprises privées ? Cette chronique a été publiée dans l'Écho républicain.

L'école a déjà eu raison des tentatives de la radio, du cinéma et de la télévision de s'immiscer sérieusement dans l'ordre pédagogique ; elle tient l'ordinateur à distance raisonnable depuis trente ans. Pourquoi faudrait-il croire que cette fois est la bonne, que le numérique va tenir les promesses que n'ont pas tenues de précédentes technologies, alors tout aussi disruptives, et largement susceptibles d'assister utilement les enseignants dans leurs missions ? Pourquoi, aujourd'hui, la question n'est pas de savoir si cette révolution adviendra mais à quelle vitesse et au profit de qui ?

La première raison est d'ordre technique. La puissance de calcul qu'atteint aujourd'hui un “simple” smartphone aurait fait rêver les ingénieurs des missions Apollo, qui parvinrent pourtant, les premiers, à envoyer des hommes sur la Lune. Elle autorise des innovations qui relevaient, il y a peu, de la science-fiction.

Pour n'en prendre que quelques-unes : diffusion massive de vidéos via Internet, systèmes de correction automatisée, communication audiovisuelle en temps réel, constitution de bases de données qui ramènent “l'Encyclopédie” de Diderot et d'Alembert au rang de modeste notule dans l'océan du savoir…

Autre bénéfice, non des moindres, cette phénoménale puissance de calcul permet de produire des programmes toujours plus vivants, des simulations toujours plus achevées – la moindre appli gratuite renvoie Pong, ancêtre du jeu vidéo, à un monde à peu près aussi familier que celui des dinosaures. On est passé en trente ans de l'informatique au multimédia puis au digital – des machines qui, littéralement, obéissent au doigt et à l'œil (à l'instar des Google Glass).

La deuxième raison tient à cette facilité d'usage qui permet à chacun, dès le plus jeune âge, d'être autonome face à la machine. L'institution scolaire ne peut se tenir à l'écart d'objets qui ont à ce point envahi la vie quotidienne et dont on ne se sert pas seulement pour se divertir et consommer, mais aussi pour écrire, compter, organiser, concevoir, communiquer, se cultiver… autant de compétences qui sont censées s'acquérir à l'école.

De ce point de vue, le discours des enseignants de technologie, recueilli récemment par l'association Pagestec, est proprement affolant : s'il est vrai que la majorité des élèves, en fin de troisième, ne savent toujours pas utiliser un clavier, comprendre le fonctionnement d'un ordinateur, maîtriser les principes du codage, effectuer une recherche un peu élaborée sur Internet, il ne faudra pas s'étonner de se réveiller un jour avec une nation de consommateurs compulsifs soumis au règne de l'immédiateté et de la rumeur (cet apprentissage-là, enfants et adolescents abandonnés à la machine le font seuls, sur les réseaux sociaux, les sites marchands ou les plates-formes de streaming).

La troisième raison aurait pu, aurait dû, séduire les enseignants et les parents depuis longtemps : les progrès de l'intelligence artificielle offrent aujourd'hui une précieuse aide à l'enseignement en permettant une individualisation du suivi jusque-là inimaginable et hors de portée du cerveau enseignant le plus performant. Ce sont précisément ces progrès qui sont au cœur de l'effervescence qui, depuis deux ou trois ans, s'est emparée des investisseurs privés, qui regardent aujourd'hui la formation initiale et continue comme un nouvel eldorado et rêvent de porter sur les fonts baptismaux un Amazon ou un Facebook de l'éducation (Amazon et Facebook se positionnant d'ailleurs eux-mêmes sur ce créneau). Qu'ils réussissent leur pari, et il ne faudra pas se plaindre qu'elle se joue selon leurs termes – et ce seront ceux du marché.

ED | Publié le