Pas de responsabilisation des futures élites sans véritable ouverture sociale

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Eviter une nouvelle "affaire Cahuzac" et une déconnexion trop importante entre les élus de la Nation et le grand public passe nécessairement par une rénovation de la formation des élites. Un point de vue défendu dans cette tribune par Maxime Gfeller, président de Terra Nova Etudiants, et Jean-Baptiste Mauvais, fondateur du collectif "Responsabilisons les élites".

"Exemplarité des élus, assainissement politique, moralisation de la vie publique : vastes projets. Ceux-ci resteront lettre morte tant que la question de la formation dispensée en amont aux futures élites n'aura pas été posée, et traitée. C'est une réforme en profondeur qui s'impose, seule à même d'avoir un impact réel et durable : celle de la formation dispensée aux futurs responsables de notre pays, de leur rapport au monde, et, partant, d'une ouverture sociale enfin digne de ce nom, de la part des établissements qui les forment.

"Ouverture sociale", le concept a depuis dix ans le vent en poupe dans les établissements de formation les plus sélectifs, au premier rang desquels les grandes écoles. Conventions Education prioritaire de Sciences po, Programme "Une grande école, pourquoi pas moi ?" lancé par l'ESSEC, les initiatives ont fleuri, permettant à des élèves issus de milieux et/ou d'établissements défavorisés soit, dans le premier cas, de passer un concours spécifique afin d'accéder au saint des saints, soit dans le second, de bénéficier d'un accompagnement favorisant la poursuite d'études supérieures.

Ces deux approches, fondées sur l'engagement volontaire d'étudiants et d'enseignants tuteurs, emportent l'adhésion des différents acteurs : aux lycéens bénéficiaires ainsi qu'aux lycées qui les accueillent, elles ouvrent des portes trop longtemps fermées, des horizons jusque-là inenvisageables ; aux étudiants et enseignants tuteurs, elles donnent l'opportunité d'un engagement concret au service de jeunes gens prometteurs ; aux établissements les plus élitistes, et au système social dans son ensemble dont ces derniers incarnent, à tort ou à raison, une forme de quintessence, de tels dispositifs garantissent un brevet de vertu inattaquable. Qui pourrait s'élever contre ces voies nouvelles, dont le succès, la nécessité et l'efficacité s'imposent à tous.

La multiplication récente des affaires dans les milieux politiques et économiques, et l'érosion de la confiance à leur égard, suggèrent pourtant la nécessité de formations supérieures dont la responsabilité sociale ne s'arrêterait pas à la seule diversification de leur recrutement


Pour autant, le succès même de ces dispositifs a, semble-t-il, anesthésié la capacité des institutions concernées à penser l'ouverture sociale autrement que sous la forme de l'"ascension" et de la "réussite" des déshérités, dans un mouvement vertical de bas en haut, ou si l'on préfère, de la périphérie vers le centre. Comme si l'accès aux filières les plus élitistes d'élèves défavorisés et méritants suffisait à résoudre la question des inégalités sociales, de la mixité sociale des dirigeants et de l'ouverture sociale des établissements qui les forme. Comme si, encore, l'ouverture sociale choisie suffisait à établir définitivement la "responsabilité sociale" de ces mêmes établissements. La multiplication récente des "affaires" dans les milieux politiques et économiques, et l'érosion de la confiance à leur égard, suggèrent pourtant la nécessité de formations supérieures dont la "responsabilité sociale" ne s'arrêterait pas à la seule diversification de leur recrutement.

Des grandes écoles socialement responsables seront celles qui, dans un avenir proche, formeraient l'ensemble de leurs étudiants sans exception à la responsabilité sociale, autrement dit : à la capacité de décider, de concevoir, de manager, d'innover pour un grand nombre en connaissance de cause, et de conséquences... Au contraire, mis à part les étudiants engagés dans les dispositifs évoqués ci-dessus ou dans des associations étudiantes à vocation sociale ou humanitaire, un nombre encore significatif d'étudiants apprennent, se construisent, se cultivent et se fréquentent dans des cercles de pensée et de sociabilité clos sur eux-mêmes, sans aucun lien avec la société qui les entoure.

Constat qui tient du paradoxe : qu'il s'agisse de responsables politiques, de dirigeants d'entreprises ou d'institutions culturelles et sociales, de nombreuses personnes au sommet de la hiérarchie sociale et professionnelle n'ont jamais été personnellement confrontées aux disparités et aux inégalités qui traversent notre société. Les universités et a fortiori les grandes écoles ne peuvent, si elles se veulent responsables, continuer à former de futurs dirigeants, sans que ceux-ci n'aient fait, pendant leur formation, l'expérience concrète des réalités de cette société.

Un module citoyen étudiant ferait une place à des compétences et attitudes ignorées dans les cursus traditionnels de la plupart des établissements qui forment les futurs cadres et dirigeants du pays


L'une des voies susceptible de contribuer à former des citoyens, cadres et dirigeants responsables, consiste en l'instauration d'une expérience de terrain commune à tous les étudiants des grandes écoles et des filières universitaires, notamment les plus sélectives de type master. Une telle expérience de terrain, fondée sur la mise en place de partenariats avec des collectivités territoriales, établissements publics (écoles, hôpitaux, musées) et associations agréées, donnerait sa pleine mesure en étant intégrée de plain-pied dans la formation, obligatoire pour tous les étudiants en master et de grandes écoles, évaluée et validée sous la forme de crédits ECTS dans le cursus, afin de renforcer la motivation des étudiants, diversifiée, aussi, dans les activités proposées aux étudiants, de sorte que cet engagement citoyen ne soit pas perçu comme une corvée mais comme une expérience formatrice.

Relayée par des séminaires permettant la mise en lien de l'expérience vécue et de connaissances souvent désincarnées, cette expérience de terrain, sorte de module citoyen étudiant, ferait une place à des compétences et attitudes ignorées dans les cursus traditionnels de la plupart des établissements qui forment les futurs cadres et dirigeants du pays : la capacité à mettre de la matière et de l'expérience derrière les concepts, l'ouverture d'esprit fondée sur la disposition à entendre et à écouter l'interlocuteur, à éprouver et reconnaître d'autres manières d'être, de faire, et de penser, à identifier au sein de ces manières, sans bonne conscience, condescendance, ni voyeurisme, ce qui nous rapproche, malgré les différences de parcours, de convictions, de langages, de milieux.

Démarche naïve et tardive, diront certains : les universités et les grandes écoles ne peuvent faire ou défaire ce que ni les valeurs et pratiques familiales, ni le serpent de mer de la carte scolaire n'ont su créer. Pour autant, la "déconnexion" d'avec la réalité de la part de certains de nos responsables politiques, économiques, culturels, parfois sanctionnée, surtout lorsqu'il est trop tard, si souvent décriée mais jamais interrogée en amont, n'est pas une fatalité."

Maxime Gfeller, président de Terra Nova Etudiants, et Jean-Baptiste Mauvais, fondateur du collectif "Responsabilisons les élites"

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