Structuration de l'ESR : pas de projet de site sans vision stratégique partagée

Julie Koeltz, directrice associée au sein du cabinet CMI en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche Publié le
Alors que le projet de loi ESR est en discussion au Parlement et qu'ont été signés les premiers contrats de site, le cabinet de conseil en stratégie CMI revient, dans une tribune exclusive pour EducPros, sur les enjeux de la structuration de l'enseignement supérieur et de la recherche.

La nouvelle loi sur l’enseignement supérieur et la recherche introduit des mesures particulièrement déterminantes pour l’évolution des sites universitaires en France.

Au titre du décloisonnement comme outil de changement vers une simplification de l’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, la nouvelle loi ESR incite au développement des coopérations entre "tous les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche d’un même territoire en les regroupant dans des ensembles coordonnant l’offre de formation et la stratégie de recherche" (mesure 15).
Cette mesure vise également une coordination des politiques de transfert des acteurs concernés. Très concrètement, il s’agit de créer des communautés à travers fusions ou associations d’établissements aux communautés, d’établir des contrats pluriannuels de site assortis de documents d’orientation uniques associant les collectivités…

En passant d’un paysage fragmenté de l’enseignement supérieur et de la recherche de 80 universités à 30 sites en France, l’objectif est d’établir des sites visibles et organisés, où s’opèrent un décloisonnement disciplinaire autour d’offres et de projets inter et transdisciplinaires, un décloisonnement entre recherche et formation, et un décloisonnement institutionnel avec une mise en commun, voire une mutualisation, de moyens au service du développement des sites.

Cette mesure s’inscrit, pour certains sites, dans la continuité des résultats des initiatives d’excellence qui ont enclenché cette dynamique (Toulouse, Saclay, Bordeaux…). Elle va par ailleurs beaucoup plus loin que les mouvements de coordination engagés autour des PRES, en prévoyant une réelle coordination des politiques de formation, de recherche et de transfert, une dévolution de compétences et de moyens sans qu’aucun établissement ne soit laissé hors d’un projet de site, avec notamment le rattachement des établissements inscrits dans des réseaux nationaux (CNAM, ENSAM, Mines-Télécom, etc.) aux communautés dans lesquelles ils sont implantés. Même chose pour les établissements privés concourant aux missions de service public.

Vers le modèle des "comprehensive universities"

Il s’agit de faire émerger des sites forts. Cette mesure suffit-elle ?
C’est à travers l’articulation de cette mesure avec d’autres mesures d’ouverture et de renforcement des gouvernances qu’il faut anticiper ce mouvement : ouverture accrue du CA aux entreprises, participation des personnalités extérieures à l’élection du président d’université, recentrage du CA sur son rôle de pilotage stratégique…

Cette combinaison devrait favoriser l’émergence de sites à la fois visibles en termes de masse critique, lisibles en matière de compétences, fortement pluridisciplinaires, s’appuyant sur des fonctions stratégiques solides et en prise directe avec leur environnement. C’est l’ensemble de ces facteurs qui permettra d’aller vers le modèle des comprehensive universities à la mode américaine, anglo-saxonne, finlandaise…

L’université Alvar Aalto est à ce titre un modèle du genre, née de la fusion de trois établissements (TKK, Helsinki School of Economics et l’école des arts industriels TaiK) dans le cadre de la réforme du système d’ESR en Finlande, qui visait à partir de 2007, face à un paysage fragmenté, la réduction du nombre d’universités dans le pays. Les objectifs visés : renforcement de leur attractivité, établissement d’une base solide de leur financement, amélioration de la qualité de l’enseignement…
Surnommée "l’université de l’innovation", l’université Alvar Aalto a été créée dans le but de stimuler la transdisciplinarité en favorisant l’interaction entre les forces académiques de l’université et des partenaires extérieurs, en développant des parcours hybrides autour de l’intégration technologies-sciences-économie-design, dépassant la logique de silos. L’université a également mis sur pied autour d’elle un véritable écosystème d’appui à l’innovation tourné vers la culture entrepreneuriale, l’appui à la valorisation et au transfert, la R&D collaborative, la création d’entreprises, le développement des PME, l’innovation non technologique, à travers des outils qui portent sa marque : Aalto Factories, Aalto Start up Center, Aalto Entrepreneurship Society…

Le défi pour les universités françaises est important.
Elles doivent aujourd’hui valoriser tous les atouts de leur site, bâtir de nouvelles stratégies de formation et de recherche en faisant émerger des parcours et des projets de recherche pluri et transdisciplinaires, capables d’adresser de grandes questions industrielles et sociétales, et elles doivent également organiser leurs écosystèmes d’appui à l’innovation et au transfert souvent très denses, protéiformes et sous-exploités, pour devenir les nœuds centraux de dynamiques d’innovation accrues.

Y a-t-il un modèle de site ?

Chaque site doit être pensé au cas par cas pour faire émerger le projet qui fait réellement sens : projets interrégionaux, projets métropolitains, projets régionaux…
Mais cela n’est cependant pas aussi simple à faire qu’à dire et pose beaucoup de questions sur la réelle capacité de l’ensemble des universités à s’engager sur cette voie.

Si a priori la loi laisse aux sites un assez grand degré de liberté et comprend plusieurs mesures facilitatrices (association des établissements aux communautés sans aucun lien de subordination ; 20% de représentants des établissements membres au CA des communautés, incitant a priori les petites universités et les écoles à y entrer), chaque site doit se construire avec son héritage institutionnel, territorial et culturel, et la préexistence des PRES parfois présentés comme les bons véhicules des futures communautés mais dont la légitimité passée et future est dans plusieurs régions questionnée.

De nombreux cas de figure vont se poser, en fonction des synergies à trouver et des enjeux de visibilité et de lisibilité des sites. Des questions sensibles les accompagnent.

Les projets pensés à une échelle interrégionale autour d’universités fortement complémentaires en termes disciplinaires ne sont pas nécessairement suivis par leurs collectivités partenaires. Certains projets conçus à l’échelle régionale se heurtent à la difficulté d’associer un trop grand nombre d’établissements. D’autres projets développés à l’échelle métropolitaine sont poussés à s’insérer dans des projets beaucoup plus larges, à visée régionale. Cela peut desservir la lisibilité du site, sa capacité de gouvernance ou le sentiment d’appartenance des établissements impliqués.

Car chaque établissement, du plus petit au plus grand, doit y trouver son compte, des effets d’entraînement, une réelle valeur ajoutée. Les modalités d’implication des écoles, des CHU, des organismes dans les communautés seront traitées au cas par cas, sur chaque site, avec le point spécifique des écoles insérées dans des réseaux nationaux qui pourront "choisir" la communauté à laquelle elles appartiendront.

Chaque site doit se construire avec son héritage institutionnel, territorial et culturel

Concertation et réflexion stratégique

La construction des communautés passera par un travail de concertation et de réflexion stratégique important : ambitions partagées, valeurs ajoutées objectives pour tous, travail sur le contenu du projet, sur la gouvernance…

À ce stade de la mise en œuvre de la loi, la création des communautés repose sur la volonté individuelle de chaque établissement à s’engager dans cette dynamique et, dans une moindre mesure, sur le leadership de certains établissements particulièrement moteurs.

S’agissant des processus à mettre en place, une importante concertation est à instaurer entre les acteurs de chaque site, avec leurs personnels, leurs partenaires entreprises, collectivités, organismes... Ce processus de travail collectif est à combiner avec la construction d’une stratégie partagée entre chefs d’établissement. Cela implique d’exprimer une ambition et des objectifs communs, de construire une identité fédératrice du site, de définir le contenu des projets de recherche, de formation… Et d’objectiver la valeur ajoutée du projet.
Certains projets qui ont placé les enjeux d’organisation et de structure avant les enjeux stratégiques et de contenu se sont vus ralentis et fortement compromis.
Si ce processus est parfois long et complexe, la valeur ajoutée recherchée devrait justement permettre d’accélérer la dynamique.

Les projets de site iront bien plus loin que les collaborations bilatérales dans lesquelles des établissements sont déjà engagés. C’est, dans le domaine de la recherche par exemple, une réelle opportunité de mettre en synergie le soutien de l’ensemble des tutelles d’UMR, pour un développement plus rapide de domaines de recherche à fort potentiel.
C’est également l’opportunité de mutualisations importantes pour développer des services d’appui à la recherche, la formation, la vie étudiante à plus fort impact : innovation pédagogique et usage du numérique, gestion professionnalisée et politique d’ouverture des équipements et plates-formes de recherche, projets de recherche transdisciplinaires, développement de la formation continue, développement international, gestion immobilière...

 

Julie Koeltz, directrice associée au sein du cabinet CMI en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche

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