Un autre levier du vivre-ensemble : mieux former les élites de demain

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"Cartes sur table" juge nécessaire de généraliser un engagement citoyen pour les étudiants. Loin d'une obligation imposée par l'Etat, le think tank de gauche propose que chaque université et grande école conçoive son propre dispositif. Une tribune publiée en exclusivité sur EducPros.

"On entend souvent dire que les Français en général et les jeunes en particulier sont moroses, déprimés, que nous vivons dans une société de la défiance, non seulement envers l'avenir mais aussi des uns envers les autres. Le vivre-ensemble semble être en panne et, au-delà des "tribus" (groupes d'intérêt à la sociabilité fondée sur certaines pratiques spécifiques, groupes générationnels à brève durée de vie), la vieille antienne sociologique du délitement ou de la dissolution du lien social n'a jamais semblé si proche de la réalité. Témoins les événements des 7 et 9 janvier et le fond d'intolérance et de rejet de l'autre, ainsi que l'emprise de théories complotistes, dans la jeunesse, qui surprit ou choqua certains, notamment parmi les enseignants.

Il n'y a pourtant guère de surprise à éprouver. Ce que révèlent les réactions des jeunes aux attentats de "Charlie Hebdo", c'est l'impossibilité pour le sacré républicain de trouver un terrain d'entente avec le sacré religieux. C'est l'affrontement des idoles : je veux mettre la République au sommet, tu veux y mettre Dieu, nous ne pouvons donc pas nous entendre. Un besoin d'unité, d'unicité de ce qui nous dépasse et nous commande, empêche de reconnaître une supposée altérité radicale du point de vue de l'autre et nous entraîne vers le rejet plutôt que vers la tentative de construction d'un socle commun de valeurs.

C'est ce même besoin qui explique le succès du complotisme, dont le modèle est toujours le même : un seul récit, une seule histoire qui intègre tout, explique tout en vertu d'un petit nombre de facteurs (influence de tel ou tel groupe ou idéologie qui serait au principe de tout ce qui va mal), synthétisé par une figure unique représentant la réponse unique à tous nos maux (individu ou collectif qui devient le symbole de la lutte et l'unique représentant du bien).

Cette situation, emblématique de la difficulté à faire face à l'autre et à former un projet avec lui, n'est pas isolée. On la retrouve en particulier dans le monde économique : syndicats arc-boutés sur des acquis infrangibles, patronat préoccupé uniquement de profits supplémentaires, élites européennes édictant des principes arbitraires de contrôle des actions des États... De tout côté, le dialogue semble en panne et la recherche d'une dynamique commune paraît vaine. Dans une telle situation, comment s'étonner de la désorientation et de la radicalisation d'une jeunesse confrontée à la panne du dialogue ?

Pleinement intégré au cursus universitaire des étudiants, l'engagement citoyen a vocation à faire partie intégrante de leur formation, en associant étroitement pratique de terrain et approche académique.


Si nous voulons former les élites de demain, c'est justement en rétablissant les conditions de ce dialogue. Cela passe par une formation plus fondamentale des jeunes au discours en général, à l'argumentation, à la capacité, à partir de positions opposées, de discerner des éléments d'accord et de les mettre en avant. Cela passe aussi par la mise en place des conditions indispensables du respect de chacun pour son voisin. Il est facile de vanter la diversité abstraite et de prétendre soutenir les plus défavorisés tout en méprisant leur expression concrète quand on n'a soi-même évolué que dans des milieux privilégiés ; facile également de se replier sur un rejet radical des élites quand on n'a jamais eu l'occasion de comprendre comment elles se fabriquent et quels sont les enjeux, aussi concrets et contraignants que dans n'importe quel milieu social, qu'elles ont dû prendre en compte dans leurs parcours.

Une réforme concrète pour contribuer au rétablissement du dialogue entre les groupes sociaux serait la généralisation d'un engagement citoyen pour les étudiants. Un tel dialogue est en effet nécessaire à la cohésion de la société : il conditionne l'existe d'une compréhension mutuelle au-delà de la diversité sociale et culturelle. En mettant les étudiants au contact de leur environnement, cet engagement créera les conditions d'un dialogue prolongé et fructueux. A cet égard, la suppression du service national, qui contribuait à instaurer un tel dialogue entre des groupes sociaux rarement en contact en temps normal, a été vécue par une partie des Français comme une expression du délitement de la capacité intégratrice du modèle républicain, et comme le renoncement à un outil qui, bien qu'imparfait, incarnait la volonté de maintenir du lien social par-delà les appartenances sociales. La recherche d'un dispositif de substitution susceptible de remplir à nouveau cette mission apparaît donc aujourd'hui comme une priorité.

Un engagement prenant la forme d'une obligation imposée par l'Etat ne peut qu'en être affaibli.


Ce projet ne doit cependant pas prendre la forme d'un service civil comparable dans son fonctionnement aux vieux dispositifs, et qui se contenterait de n'être plus militaire. Cette approche, défendue par un nombre significatif de responsables politiques à droite comme à gauche, ne nous semble pas répondre aux enjeux en présence. La promotion d'un engagement citoyen des étudiants ne repose pas sur l'idée que chaque génération devrait se voir contrainte de consacrer six mois ou un an de sa vie au service de la communauté, comme si cela pouvait suffire à combler une hypothétique dette envers la société. Elle part du constat d'une nécessaire sensibilisation des décideurs de demain, qui sont les étudiants d'aujourd'hui, quant à leur responsabilité à l'égard de la société dans son ensemble.

Pleinement intégré au cursus universitaire des étudiants, l'engagement citoyen a vocation à faire partie intégrante de leur formation, en associant étroitement pratique de terrain et approche académique. En outre, au contraire d'un dispositif unique auquel on fixerait pour objectif de répondre seul à toutes les situations, nous proposons que chaque établissement d'enseignement supérieur conçoive en son sein son propre dispositif d'engagement citoyen, en cohérence avec son projet d'établissement. Une telle approche répond autant à une nécessité de pragmatisme (efficacité d'une gestion déconcentrée en raison de la plus grande facilité des établissements à identifier les enjeux spécifiques à leurs étudiants notamment) qu'à la conviction qu'un engagement prenant la forme d'une obligation imposée par l'Etat ne peut qu'en être affaibli.

Si un tel projet ne pourra naturellement pas répondre à lui seul à la défiance qui mine les fondements du vivre-ensemble au sein de notre société, il contribuera à restaurer le nécessaire sentiment de responsabilité des décideurs, mais aussi des citoyens dans leur ensemble, vis-à-vis de la société."

Maxime Gfeller et Nicolas Faucher du think tank "Cartes sur table"


"Vivons-nous ensemble ?"
"Cartes sur table" organise un débat sur le vivre-ensemble le 17 mars à 20h autour de Rokhaya Diallo, journaliste et cofondatrice de l'association Les Indivisibles. Inscription obligatoire à cst2012@free.fr.

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